Viols de guerre : regard croisé entre réalité du terrain et réponses à apporter
Les précédents articles de cette série ont souligné les problèmes majeurs auxquels sont exposées les victimes de viol : la peur de parler, le manque de prise en charge médicale et psychologique, la défaillance des institutions pour l’ouverture de poursuites judiciaires. Autant de faits qui empêchent la condamnation du viol de guerre et qui participent à son impunité. Pour pallier ces difficultés, des Organisations Non-Gouvernementales (ONG) et des responsables internationaux réfléchissent à des solutions innovantes. L’enjeu du viol de guerre réside dans les solutions qui peuvent être apportées pour une prise en charge globale des victimes et pour répondre à ce fléau.
La startup We Are NOT Weapons of War (WWoW) fait partie de ces organisations qui développent de nouveaux outils pour accompagner les victimes de viol pour une prise en charge holistique. En 2018, elle a créé le Back Up, un site web mobile permettant à la fois le signalement de victimes du viol de guerre, la coordination de professionnels de santé et de justice, et le rassemblement d’informations et de données fiables sur les agressions.
La nécessité d’une prise en charge d’urgence des victimes
Libérer la parole
Il est particulièrement difficile pour les victimes de parler des violences sexuelles qu’elles ont subies. D’après un rapport de l’ONG Human Rights Watch publié en octobre 2017 de nombreuses victimes de viol de guerre refusent d’en parler à leurs proches par peur des conséquences sur leur vie. Le document rapporte le cas d’une femme violée en République Centrafricaine expliquant qu’après avoir raconté à son mari qu’elle avait été violée, leur relation n’était plus la même : « Il ne me traitait pas bien, Il ne voulait pas me donner de l’argent pour manger ». Son mari a par la suite demandé le divorce. Cet exemple montre la double peine des victimes de viol de guerre : en plus du trauma, elles doivent faire face à la stigmatisation et à l’exclusion par leur proche ou leur communauté.
Qu’ils s’agissent de femmes ou d’hommes, l’acceptation de la situation par les proches ou par la communauté est complexe. La honte d’avoir été souillé est insupportable. Philippe Rousselot, Président fondateur d’Hestia Expertise et Docteur en histoire évoque « la loi du silence » qui empêche la victime d’expliquer son martyr et de désigner son violeur.
Libérer la parole passe par des actions concrètes pour sensibiliser les populations sur le viol de guerre, et leur donner les moyens d’agir. C’est l’un des objectifs de l’application Back Up: un site web permettant d’apporter aux victimes – dotées de l’application mobile accessible via n’importe quel outil (téléphone, tablette) – les aides et soins dont elles ont besoin grâce à l’intervention de relais locaux sur le terrain. Gratuite et sécurisée, elle leur permet de faire état, elle-même ou par l’intermédiaire d’un tiers témoin, d’une situation de viol en complétant un formulaire d’alerte. Ce système vise à concilier discrétion et dénonciation :
les survivant.e.s évitent tout risque de stigmatisation par leur communauté en se rendant auprès d’un service de soins. La logique est ainsi renversée, ce n’est plus aux survivant.e.s d’aller chercher les soins et services (médecins, juristes, avocats) dont ils ont besoin, mais à ces derniers de venir à eux.
L’accès à des soins médicaux et psychologiques
« Après trois jours de captivité, elle parvint à s’enfuir mais, en dépit de douleurs abdominales et pelviennes permanentes, elle n’avait pas cherché d’aide médicale parce qu’elle ne savait pas où aller ni comment la solliciter » ALICE, 21 ANS, ANCIENNE VICTIME D’ESCLAVAGE SEXUEL EN AVRIL 2016 À MBAÏKI
Céline Bardet, fondatrice de WWoW, dénonce régulièrement les difficultés rencontrées par les victimes pour avoir un accès à des services de soins adaptés mais aussi le manque de coordination entre les professionnels concernés. En effet, aider les victimes de viol de guerre nécessite un travail psychologique, médical et un accompagnement social (offre d’hébergements provisoires, accès aux services sociaux et juridiques). Une prise en charge médicale urgente est primordiale, notamment après l’agression où de graves séquelles physiques et sanitaires peuvent être évitées. Par exemple, l’administration d’un traitement soixante-douze heures après l’agression peut éviter une infection par le VIH/Sida. Une prise en charge psychologique est également importante pour prévenir des conséquences psychologiques du trauma et éviter le développement de dépression ou d’envies suicidaires. A cet égard, des organisations médicales comme Médecins Sans Frontières œuvrent sur place. En 1999, le premier programme de soins spécifiquement dédié aux victimes de viol a été mis en place à Brazzaville suite à la guerre en République du Congo. Ce programme de MSF a ensuite été développé dans d’autres pays comme la Colombie, le Nigéria ou encore le Kenya. Ce programme de prise en charge est destiné aux victimes de violences sexuelles en période de conflit, de post conflit et s’applique également dans des environnements fragiles qui ne sont pas touchés par la guerre mais où la situation est très vulnérable, tels que des bidonvilles ou des camps de réfugiés.
Pourtant, de nombreuses victimes de violences sexuelles refusent de se rendre dans les centres tenus par les ONG. Pour cause, les victimes ont souvent peur de se déplacer dans des régions où l’insécurité est partout. Elles redoutent aussi d’être stigmatisées par leurs proches ou leur communauté qui pourraient deviner ce qui leur est arrivé lorsqu’elles se déplacent vers un centre de soins. Parfois, certaines victimes sont simplement dans l’incapacité de se déplacer. C‘est là qu’intervient l’application Back Up qui permet de géocaliser les victimes qui se signalent et de les mettre directement en relation un professionnel de santé qui peut se déplacer jusqu’à elles. La plateforme fonctionne de manière collaborative et permet aux professionnels d’échanger sur la situation d’une victime, accroissant l’efficacité de leur intervention.
Rendre la justice, une étape salvatrice pour la reconstruction
Longtemps impuni, le viol n’est plus considéré comme une conséquence inévitable de la guerre. En effet, la justice a progressivement reconnu le viol comme une arme de guerre et condamné son utilisation. Pourtant, le recours au viol de guerre s’est intensifié depuis les 30 dernières années. Ainsi, le viol de guerre perdure dans les conflits en Libye, Centrafrique ou encore en République Démocratique du Congo.
L’importance de l’engagement des Etats
Certains des Etats concernés par l’utilisation du viol comme arme de guerre ont démontré leur volonté de punir ces crimes de guerre. En 2009, la République Démocratique du Congo a élaboré la « Stratégie nationale sur les violences basées sur le genre ». En mars 2013, le gouvernement s’est engagé à prendre des mesures concrètes pour éradiquer ces crimes, lors de la signature d’un communiqué conjoint avec les Nations Unies. Au Libéria, la présidente Ellen Johnson Sirleaf a joué un rôle crucial dans la mise en application de lois contre le viol. Ces engagements et ces textes de lois s’accompagnent parfois de la création d’un organe juridictionnel spécialisé comme en République Centrafricaine où une Cour Pénale Spéciale a vu le jour en 2018 afin de mener des enquêtes et d’engager des poursuites dans des cas de violations des droits humains. Au Libéria, le rapport d’une Commission Vérité et Réconciliation créée en 2006 pour examiner les conséquences du conflit entre 1979 et 2003, a émis la proposition de créer une juridiction hybride formée de juges libériens et étrangers pour juger les crimes commis.
Malgré les progrès en la matière, les criminels ne craignent pas d’être condamnés. Les raisons sont multiples, la « loi du silence » évoquée précédemment, qui enferme les victimes dans la honte et le secret. Comme l’expliquait Aymeric Elluin, chargé de la campagne Arme et Impunité d’Amnesty International : « Dans un pays en guerre, avec la présence de forces armées, les femmes ont du mal à signaler leur viol, par honte mais également parce que le processus de reconnaissance est long: vérification médicale, manque de structures policières, corruption… ». Nombreuses sont les victimes qui ne savent pas à qui s’adresser et en qui avoir confiance, dès lors que même les policiers se rendent parfois coupables de ces crimes. Ainsi, certaines victimes, afin d’éviter toute stigmatisation, ont recours à la médiation de chefs coutumiers pour obtenir une compensation.
Il est donc primordial de rétablir un lien de confiance entre les victimes et les représentants de l’ordre public sur le terrain. La formation des acteurs locaux est essentielle. Le Libéria s’est par exemple doté d’une unité féminine de police en 2009. D’autres initiatives voient le jour comme l’Unité Mixte d’Intervention Rapide et de Répression des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants (UMIRR) qui est composée de policiers et de gendarmes spécialement formés pour appréhender les cas de violences sexuelles en République centrafricaine depuis 2017. Comme le précise le Capitaine Paul Amédée Moyenzo de l’UMIRR: « Ceux qui ont commis des abus doivent être arrêtés, parce que s’ils ne sont pas arrêtés et mis en détention dès à présent, aucune victime ne pourra saisir les tribunaux et cela rendra la justice inaccessible ».
Prouver les viols de guerre : un obstacle supplémentaire
Porter plainte est une première étape. Reste encore à prouver les faits allégués, ce qui s’avère tout aussi complexe. Céline Bardet le souligne, le viol est une « arme invisible »qui laisse très peu de traces. Les ONG qui travaillent sur la dénonciation des violations des droits de l’homme font face à de réels obstacles dans l’établissement de la véracité des viols allégués, notamment lorsqu’il s’agit de démontrer le caractère systématique ou systémique des viols de guerre. Il en résulte une situation « d’une parole contre l’autre », souvent à cause d’un manque de preuves. Il est difficile de condamner exclusivement des auteurs sur le fondement de viol de guerre et il parait plus aisé de le faire sur des motifs classiques. La Cour Pénale Internationale a pu illustrer ce phénomène en condamnant des seigneurs de guerre sur des crimes comme les massacres et non pas sur les viols commis, malgré leurs existences. En dépit d’un statut considéré comme un « modèle de justice en matière de violences sexuelles basées sur le genre »*, la CPI n’a pas su tirer profit d’une incrimination sans précédents et à ce jour, vingt ans après sa création, aucune condamnation pour viol n’a pu être menée à son terme par la CPI. Le cas deJean-Pierre Bemba est à ce titre révélateur : inculpé puis jugé en 2016 pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité incluant des viols ; le congolais est finalement acquitté en juin 2018.
Le Back Up peut contribuer à combler ces failles. En effet, les alertes et témoignages sont stockés sur un espace sécurisé, et permettront de bâtir des dossiers recevables en justice. Par ailleurs, à terme, WWoW pourra disposer de suffisamment de données pour donner une idée de l’ampleur du viol de guerre dans le monde. Les chiffres donnés seront ainsi basés sur la réalité et les faits du terrain, et seront ainsi plus fiables que les estimations qui peuvent être faites à l’heure actuelle.
Une première version du Backup existe et est utilisable. Seuls les fonds manquent encore pour mener à bien ce projet. WWoW est soutenu par l’Agence France Développement (AFD) dans le développement du projet Back Up. Ce soutien va permettre à l’équipe de WWoW de mener deux missions, au Burundi et en RCA, pour disséminer l’outil auprès des relais locaux. Dans de nombreux autres contextes, les réseaux locaux sont très demandeurs de cet outil, en Libye, Syrie, Kurdistan irakien, Zimbabwe ou encore en Birmanie. WWoW a désormais besoin de fonds pour pouvoir mener des missions dans ces pays afin de donner accès à cet outil pour les populations.
L’impunité des viols de guerre n’est plus tolérable. Des solutions prometteuses existent et promeuvent une vision innovante des choses. Cela démontre la mobilisation croissante à l’égard de ces crimes. Le combat se poursuit, et l’équipe de WWoW le mène au quotidien.
Claire de TALHOUET
* Rapport FIDH : « Invisibles, ignoré.es: Vers l’établissement des responsabilités pour les VSBG à la CPI et ailleurs« , novembre 2018.