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Nada NABIH

COMPRENDRE LE VIOL DE GUERRE (4/6) -


Le viol de guerre, une arme invisible, un crime parfait


« On viole depuis la nuit des temps dans les guerres. Mais ce qui est nouveau, c’est le caractère exponentiel des viols devenus armes systématiques dans les conflits d’aujourd’hui ».

Le 24 novembre 2014, lors d’une conférence TEDxParis, Céline BARDET expliquait pourquoi le viol de guerre ne devait pas être assimilé au crime « classique » de viol, aussi dévastateur soit-il. Le viol de guerre est une arme, une arme à moindre coût et silencieuse. C’est le crime parfait.


Le viol de guerre est « l’arme la plus destructrice qu’il soit parce qu’on y survit parfois, mais on est détruit à jamais ».

MANON LOIZEAU


Comme cela a déjà été traité dans cette série d’articles, le viol dans la guerre est passé d’un dommage collatéral du conflit à une véritable arme de guerre. Or, cette qualification ainsi que son incrimination ont pris du temps pour être reconnues comme telles. Ceci est du, en partie, au fait que c’est une arme qui a pour caractéristique essentielle d’être « invisible ». Le viol comme arme de guerre est un crime qui s’inscrit dans une stratégie. En effet, comme le souligne Raphaëlle Branche, maître de conférences à Paris 1, dans un entretien pour France culture, il est important pour appréhender cette question de comprendre que « le viol de guerre se situe hors du registre sexuel, mais dans celui de la domination ».


Quand on pense au mot « arme », dans le contexte des conflits internationaux, ce qui nous vient à l’esprit ce sont d’abord les bombes, les fusils et les tanks qui ravagent des villes et laissent derrière eux des morts ou des victimes gravement blessées. Autrement dit ces armes, disons classiques, laissent derrière elles quelque chose de saisissable, parfois de quantifiable. On a un lien de cause à effet, entre l’arme et la victime, qui apparaît de façon évidente. Or, quand il s’agit de viol de guerre, on est face à une arme qui semble être beaucoup plus « invisible », voire pour la plupart du temps « silencieuse » si la victime ne dénonce pas l’acte.


Un premier constat très sinistre peut être fait : le viol comme arme de guerre est une arme « qui ne coûte pas cher », comme l’a indiqué Thierry Michel, réalisateur du documentaire « Docteur Mukwege, la colère d’Hippocrate ». C’est une arme dont les conséquences s’étalent sur la durée et touchent toute la communauté de la victime.


Aucun conflit contemporain n’est épargné : en Syrie, en RDC, en RCA, en Libye, pour ne citer que ces pays, le viol est utilisé de manière systémique pour assujettir la population. On peut aussi d’ailleurs remarquer que les pratiques et les techniques utilisées dans les différents conflits sont parfois les mêmes. Violer une victime devant le reste de sa famille ou de sa communauté : violer une fille sous les yeux de son père, violer un homme devant sa femme. On cherche donc aussi à atteindre et à blesser la victime psychiquement. Tout le vice du viol de guerre est là : c’est une arme qui détruit en profondeur, mais qui laisse très peu de traces. Et c’est bien là l’obstacle principal en termes de poursuites légales : le manque de preuves. Cette arme est utilisée, on le sait. Elle est présente dans la quasi-totalité des conflits contemporains mais ne laisse que peu de traces. Or, pour la rendre punissable et pour combattre l’impunité quasi totale des auteurs de ces crimes, on a besoin de preuves.


La nature même de ce crime fait qu’il est difficilement traçable. Documenter ces pratiques n’est pas évident. Comme le souligne l’Inter Agency Standing Committee dans son rapport de 2005 « Directives en vue d’interventions contre la violence basée sur le sexe dans les situations de crise humanitaire », les violences sexuelles sont sous-documentées et il est difficile, sinon impossible, d’obtenir une mesure exacte de la magnitude du problème. En effet, si les violences en Bosnie et au Rwanda sont celles qui sont les mieux documentées, ce qui a donc permis d’aboutir à certains jugements sur la question, cela n’est pas le cas pour tous les conflits.


Cette absence de chiffre est donc liée à la nature même du crime, qui peut rester invisible après son occurrence. Les auteurs de viols profitent du chaos des conflits pour se dissimuler, mais aussi de la réticence des victimes à dénoncer ouvertement l’agression qu’ils ont subie.


Ce manque de documentation et d’éléments vient tout d’abord de la difficulté d’obtenir des témoignages de victimes. Celles et ceux qui ont subis ces sévices sont en effet nombreux(es) à se taire. Très souvent, le viol provoque un sentiment de honte chez la victime, parfois même de culpabilité. Comme le note l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe,« le poids de la honte et de la culpabilité bascule du côté de la victime qui est souillée, salie, et dans certains cas, ostracisée. Le viol n’est pas un crime qui tue, mais un crime qui laisse vivre et qui fait regretter d’être né. » Dès lors, les témoignages sont plus difficiles à recenser. C’est ce que l’on voit aussi dans le film Libye – Anatomie d’un crime,qui suit le travail de Céline Bardet et des réseaux libyens pour qualifier les atteintes subies par les victimes : ces dernières sont souvent plus ouvertes à livrer leur témoignage sur d’autres sévices dont elles ont souffert, la torture par exemple, mais demeurent très réticentes à parler du viol qui a été commis.


Les victimes vivent secrètement dans cette honte, explique Teufika Ibrahimefendic, psychologue dans le centre d’accueil de Vive Zene, en Bosnie interviewée par Jean-Francois Belanger. Elle souligne qu’à la différence d’autres sévices, le viol est souvent accompagné d’une plus grande difficulté à parler liée à la honte que peut ressentir la victime.


Le tabou sociétal qui peut entourer la sexualité et les violences sexuelles pousse aussi au silence des victimes. Le viol est très souvent un sujet dont il est socialement difficile de parler. Dans certains pays à majorité musulmane comme en Syrie ou en Libye, le rapport au corps, à la sexualité et à la pureté du corps est également essentiel ; et le viol, qui concerne dans ces conflits les femmes et les hommes, devient dès lors un sujet impossible à aborder. Cet aspect tabou peut donc pousser les victimes à préférer garder le silence de peur que la société les rejette, ce qui les pousse pas à ne pas rapporter ce qu’elles ont vécu.

Néanmoins, il serait trop simpliste de limiter le problème au silence des victimes. En effet, nombre d’entre elles font face au tabou et brisent le silence. Nombre d’entre elles parlent, mais elles ne sont parfois pas écoutées. Il y a donc un problème de capacités et de méthodes à recueillir ces témoignages.


En effet, recueillir la parole des survivant.e.s requiert des compétences particulières, liées au trauma que laisse ce type de violences. En racontant leur histoire, les victimes revivent très souvent les sévices qu’elles ont vécus, ce qui est psychologiquement très difficile à gérer. La personne qui recueille son témoignage doit donc être capable d’instaurer un climat de confiance, d’intimité, tout en ne se laissant pas déborder par l’émotion et en gardant à l’esprit qu’elle doit permettre à la victime de livrer des éléments susceptibles d’être utiles d’un point de vue légal. WWoW travaille particulièrement sur ces questions : en Libye, WWoW a formé de nombreuses personnes (médecins, activistes, avocats…) au recueil de témoignages pour leur donner des outils et des méthodes adaptés, afin d’obtenir des éléments juridiquement utilisables.


Ces formations avec les Libyens continuent. En 4 ans, les enquêteurs avec qui WWoW travaille ont ainsi pu faire parvenir des informations de plus en plus précises et de plus en plus utilisables d’un point de vue légal. Ils travaillent sur les très nombreux cas de femmes et d’hommes violés en Libye, durant le soulèvement contre le régime de Kadhafi, puis durant la guerre civile qui a suivi la chute du régime, et ce, jusqu’à aujourd’hui.


Ce type de formations gagnerait à être plus développé. En effet, si le viol de guerre reste une arme invisible c’est parce que même lorsque les victimes parlent, leur parole n’est pas ou est mal écoutée. En outre, dans de nombreux pays, les victimes sont approchées par une kyrielle d’ONG, chacune leur demandant de raconter leur histoire : cette répétition de témoignages est non seulement très douloureuse pour la victime ; mais est en plus néfaste quant à la crédibilité du récit de l’agression. Il arrive en effet que d’un témoignage à l’autre, une victime ne se souvienne plus de certains détails ou donne des versions différentes. La violence de l’agression laisse en effet très souvent les victimes dans un état de « sidération » qui perturbe par la suite leur mémoire quant à cette agression.


Au Bangladesh, de très nombreuses ONG se rendent auprès des victimes Rohingyas dans le camp de Cox’s Bazar. La sollicitation permanente des survivant.e.s de viol et la répétition des témoignages les amènent à livrer des récits erronés, et donc moins crédibles d’un point de vue juridique.

Par ailleurs, si le viol de guerre reste encore largement invisible, c’est aussi parce qu’outre les témoignages des victimes, il ne laisse que très peu de traces facilement identifiables. Pas de douilles de balles, pas de débris de roquettes, pas de substances chimiques… Certaines victimes présentent des stigmates physiques qui peuvent disparaître quelques jours après l’agression, d’autres victimes ne présentent aucune trace physique. Parce qu’il est intraçable, le viol est donc le crime parfait.


Dès lors, il est essentiel de permettre aux victimes, mais aussi aux témoins indirects de ce type d’agression, de fournir de façon rapide et simple les éléments en leur possession. C’est bien là l’un des grands objectifs du Back Up. Cet outil numérique s’ouvre facilement et rapidement sur un téléphone, une tablette ou un ordinateur. Il permet en premier lieu à une victime de s’identifier et d’accéder aux services dont elle a besoin (médicaux, psychologiques, légaux…). Mais il permet aussi à une victime, un proche, ou toute personne ayant assisté à des violences sexuelles, d’envoyer des éléments de façon sécurisée. Ainsi, une victime peut envoyer un enregistrement vocal racontant ce qui lui est arrivé pour ne pas omettre d’éléments. La sœur d’une victime peut envoyer des photos des stigmates physiques sur le corps de sa sœur. Un activiste peut envoyer une vidéo d’une exaction dont il aurait été témoin, montrant un lieu précis, une certaine unité, l’écusson d’une brigade particulière…. Tous ces éléments sont ensuite stockés de façon sécurisée. Grâce au système de la blockchain, ces éléments sont alors protégés et ne peuvent être altérés (système de non-répudiation). Si une procédure judiciaire s’ouvre pour le cas d’une victime, les éléments communiqués via le Back Up peuvent alors être réutilisés.


En temps de conflit, il est difficile de mener un travail d’enquête et difficile d’identifier les acteurs qui se livrent à des exactions. WWoW veut donc offrir un outil simple et rapide d’utilisation permettant de figer la situation et de collecter et authentifier des éléments cruciaux en cas de procédures judiciaires.


Le viol de guerre est une arme stratégique. Si elle est utilisée dans la quasi-totalité des conflits contemporains, c’est bien parce qu’elle est d’une efficacité redoutable et qu’elle est très difficilement traçable. Face à cela, on ne peut pas se cacher derrière la complexité de cette arme et l’utiliser comme un prétexte à l’inaction. Il faut développer de nouvelles compétences, former le personnel en contact avec les survivant.e.s, et créer des solutions innovantes pour proposer des réponses adaptées.

Nada NABIH En collaboration avec Martin CHAVE


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