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  • 23 oct. 2018
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Les articles de cette série publiés la semaine dernière, ont dressé un tableau bien sombre de l’utilisation du viol dans le conflit libyen. Arme de répression politique puis outil de vengeance entre tribus, le viol mine le pays depuis 2011. Ils laissent ses victimes silencieuses et effacées de la vie publique, des femmes et des hommes libyens, mais aussi des migrants venus de différents pays d’Afrique.

Mais face à ce triste constat, que faire ? C’est une question que l’on pose souvent à l’équipe de We Are Not Weapons of War (WWoW). Que peut-on faire, que peut-on mettre en place pour lutter contre le viol de guerre ? Ce dernier article vise à montrer les actions entreprises et celles à entreprendre pour lutter contre ce fléau. Céline Bardet et toute l’équipe de WWoW insiste beaucoup sur ces potentielles solutions. Pour qu’après avoir regardé le film Libye, Anatomie d’un crime diffusé hier soir sur Arte, vous spectateurs, vous lecteurs, ne restiez pas engourdis dans un sentiment d’impuissance. Les solutions existent, mais elles ont besoin d’être connues et soutenues. Elles concernent l’aspect juridique bien-sûr, et cet article montrera que si le pouvoir d’action de la Cour Pénale Internationale (CPI) est limité, d’autres pistes existent. Mais le viol de guerre pose aussi des défis médicaux, psychologiques, sociaux, et la réponse à y apporter doit être plurielle.


A la suite de la diffusion du film Libye, Anatomie d’un crime hier soir, cet article propose donc une conclusion. Il fait un bilan sur le processus de justice en Libye et la poursuite des crimes de guerre et notamment du viol. Mais il veut aussi mettre en lumière les actions menées par les réseaux libyens sur place, avec lesquels WWoW travaille au quotidien.


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L’approche juridique est centrale dans le traitement des violences sexuelles en conflit. Et très souvent, nos équipes reçoivent de nombreuses interrogations quant au rôle de la Cour Pénale Internationale (CPI). Contrairement aux conflits syrien, irakien ou yéménite ; la CPI peut exercer sa compétence sur la Libye, grâce à la Résolution 1970 adoptée le 26 février 2011 par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. La Cour est ainsi rendue compétente quant aux crimes commis en Libye à partir du 15 février. Le 27 juin 2011, Luis Moreno Ocampo, alors Procureur Général, émet 3 mandats d’arrêt contre Mouammar Kadhafi, son fils Saïf al-Islam Kadhafi, et Abdoullah al-Senoussi. Rappelons ici que la CPI poursuit uniquement des personnes et non pas des Etats. Ces mandats concernent des crimes contre l’humanité, avec torture, arrestations arbitraires et disparitions forcées ; mais ici, aucune mention n’est faite de crimes relatifs aux violences sexuelles. Par la suite, Interpol émet un mandat d’arrêt contre les 3 accusés, le 9 septembre. Mouammar Kadhafi ne fera pas face à la CPI, la justice des armes le condamnant le 20 octobre à Syrte. Son fils Saïf al-Islam (signifiant littéralement « le glaive de l’islam ») est lui aussi accusé de crimes de guerre. Il n’avait pas de position politique officielle dans le régime, mais était très influent auprès de son père et fonctionnait en fait comme son premier ministre. Le mandat d’arrêt émis contre lui ne sera finalement jamais exécuté puisqu’il capturé par la brigade Abu Bakr al-Sidiqq, une milice de Zintan, en novembre 2011. En mars 2014, il est accusé in abstentia et reconnu coupable de crimes contre l’humanité par la Cour d’Assises de Tripoli. Il est alors condamné à passer au peloton d’exécution. Mais la milice Abu Bakr al-Sidiqq refuse de relâcher Saïf al-Islam, et il est donc impossible pour Tripoli de mettre en œuvre la peine prononcée. En juin 2014, la CPI transfère son cas au Conseil de Sécurité de l’ONU en raison du refus de la Libye de le transférer, témoignant des moyens limités de la Cour. Saïf al-Islam est de son côté relâché le 9 juin 2017 par la milice Abu Bakr al-Siddiq. Depuis, il se trouverait vraisemblablement toujours à Zintan, en « surveillance très surveillée ».

Quant à Al-Senoussi, il est à l’heure actuelle détenu avec 4 autres hauts dignitaires kadhafistes. On trouve Saadi Kadhafi, un autre fils de l’ex-leader libyen, qui ne fait pas l’objet d’un mandat d’arrêt de la CPI mais est accusé du meurtre de Bashir al-Rayani, un entraîneur de football libyen. On retrouve également Baghdadi Mahmoudi, médecin, spécialiste en gynécologie, qui a travaillé comme Secrétaire au Département de la Santé, puis comme Premier Ministre de Mouammar Kadhafi. Il est accusé de détournement d’argent public mais aussi, point très important dans son cas, d’incitation au viol durant la répression du soulèvement de 2011. A leurs côtés se trouvent également Mansour Daw et Abouzeid Dorda, respectivement Ancien Chef de la Sécurité Intérieure et Extérieure sous Kadhafi. Après la mort du raïs, tous ces hommes avaient tenté de se cacher ou de fuir à l’étranger. Certains ont été détenus pendant presque 2 ans par différentes milices. En 2014, ils sont finalement remis à la justice libyenne après plusieurs demandes d’extraditions de pays frontaliers. La CPI a quant à elle demandé plusieurs fois l’extradition d’Al-Senoussi. Ce-dernier avait un rôle clef dans la structure du régime libyen en tant que chef des services de Renseignement. Il est notamment accusé d’avoir organisé l’attentat du vol UCA 772 en 1989 qui a tué 170 personnes dont 54 Français ; et celui du vol Boeing 747 qui explosa au-dessus de Lockerbie en Ecosse, faisant 270 victimes. En Libye, c’est aussi al-Senoussi qui aurait ordonnait l’exécution des 1200 prisonniers de la Prison d’Abou Salim en 1996. Malgré les demandes répétées de La Haye, la justice libyenne refuse de livrer Al-Senoussi et la CPI baisse les bras. Cela illustre une nouvelle fois les moyens limités de la Cour qui malgré l’émission de mandats d’arrêt, ne peut pas aller chercher les personnes recherchées dans les pays concernés.


C’est donc la justice nationale qui va poursuivre ces hommes dans un pays qui est pourtant loin d’être stabilisé et où les institutions juridiques sont encore très fragiles. Le 25 mars 2014 s’ouvre le procès 630/2012 qui veut juger 37 dignitaires kadhafistes dont les 5 précédemment cités. Parmi les 18 chefs d’accusation, on trouve l’incitation au meurtre et à la guerre civile, l’utilisation d’avions de combat et de gaz toxiques, mais aussi l’incitation au viol. Cette accusation se porte notamment sur Baghdadi Mahmoudi, médecin gynécologue qui aurait donné cet ordre turpide aux troupes du régime durant la répression.

Durant un an et demi, les audiences se déroulent directement depuis la prison d’El-Habada dans la banlieue de Tripoli. Celle-ci est dirigée par Khaled el-Chérif, un ancien membre du Groupe Islamique Combattant en Libye (GICL). Ce processus juridique doit nous interroger. Il a lieu dans un pays encore miné par la violence. Les conditions de détention de ces 37 prisonniers sont en outre très mauvaises et totalement irrespectueuses de tout principe des droits de l’homme. Des vidéos circulent et montrent notamment Saadi Kadhafi giflé et frappé sur la plante des pieds. Abouzeid Dorda aurait quant à lui été défenestré du deuxième étage parce qu’il refusait de renier Kadhafi, et aurait ainsi eu les chevilles cassées. D’autres témoignages relatent la violence subie par ces détenus : Al-Senoussi aurait notamment été « corrigé » par des proches des défunts du massacre de la prison d’Abou Salim en 1996, duquel il est jugé responsable. C’est donc sans aucun respect des textes internationaux quant au traitement des prisonniers que ce procès a eu lieu. Le 28 juillet 2015, le verdict tombe : sur les 37 prévenus, 9 sont condamnés à la peine de mort, 8 à la prison à vie, 15 autres à des peines de prison allant de 5 à 12 ans.


Mais le 26 mai dernier, la prison d’El-Habada est prise par la brigade des révolutionnaires de Tripoli, menée par Haythem Tajouri. Plusieurs prisonniers sont libérés, mais les plus hauts dignitaires du régime de Kadhafi restent aux mains de Tajouri. Celui-ci va néanmoins leur offrir des conditions de détentions beaucoup plus décentes. Il semblerait que les détenus sont en fait en surveillance surveillée, avec des conditions bien meilleures qu’à El-Habada, et des droits de visite beaucoup plus importants.

Cette offensive menée par les hommes de Tajouri sur la prison d’El-Habada montre aussi combien il est important de détenir ces responsables kadhafistes dans cette Libye en chaos. Les détenir, c’est avoir un certain pouvoir. Cela montre aussi la lutte qu’il existe entre les différents groupes post-révolution en Libye, où chaque acteur veut damer le pion à ses concurrents. Enfin, le fait que ces ex-dirigeants soient désormais mieux traités par la main de Tajouri montre aussi que ce sont des acteurs à ne pas effacer trop rapidement du jeu politique libyen. La situation n’est pas stabilisée dans le pays, et le torchon brûle toujours entre Sarraj à l’ouest et Haftar à l’est. Certains commentateurs soulignent que ces anciens dirigeants pourraient encore avoir un rôle à jouer dans le processus politique libyen. En effet, le procès de Saadi Kadhafi pourrait être annulé. Quant aux quatre autres, ils sont tous éligibles à la loi d’amnistie prononcée au lendemain du verdict, le 29 juillet 2015, par la Chambre des Représentants de Tobrouk, reconnue par la communauté internationale. Le sort de ces hommes est une pomme de discorde pour beaucoup en Libye. Mais Haytem Tajouri prend pour l’instant soin d’eux. Le processus de dialogue guidé par Ghassan Salamé est pour l’instant au point mort, mais rien ne dit que ces hommes n’auront pas un rôle à jouer à l’avenir.


La poursuite des crimes de guerre en Libye est donc à suivre de près. La CPI a pris des initiatives, mais celles-ci restent assez sclérosées. La justice nationale libyenne a pris les choses en main certes, mais cela s’est fait en dépit du respect des droits de l’homme et des conditions de détention des détenus, dans un procès qui a tourné au pugilat. Cependant, d’autres outils juridiques existent. Le droit permet certaines approches innovantes qui peuvent être tout à fait pertinentes. C’est le cas par exemple avec la « compétence universelle ». Ce mécanisme varie selon les pays. L’idée générale veut qu’un Etat soit compétent puisse poursuivre un criminel quel que soit le lieu où le crime est commis, et sans distinction quant à la nationalité des criminels ou des victimes. Dans le cas que nous étudions ici, la compétence universelle veut surtout permettre de poursuivre un criminel qui aurait commis des crimes en Libye et s’en irait ensuite dans un autre pays. La procédure varie selon les pays : il faut parfois que l’accusé soit directement rattaché au pays, qu’il y ait une résidence, parfois simplement qu’il soit sur le sol du pays en question pour qu’une plainte puisse être déposée au moment précis où il s’y trouve. Ce mécanisme permet donc de déposer des plaintes, sans passer par la procédure de la CPI. C’est une utilisation innovante du droit qui veut permettre à des Etats, des ONG ou des activistes de participer au processus de justice face à des criminels de guerre.


Khalifa Haftar, commandant de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) depuis 2015, est l’homme fort de l’Est libyen. Il s’est présenté comme le rempart aux islamistes en les chassant notamment de Benghazi. Mais l’homme s’est rendu responsable de nombreuses exactions, pouvant être qualifiées de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Une première plainte le concerne le 18 avril 2018, pour torture et exécutions, et est déposée au Tribunal de Grande Instance de Paris. Pour ce faire, le plaignant a profité du passage d’Haftar en France pour se faire soigner, ce qui lui a permis de déposer une plainte en compétence universelle puisque l’homme était alors sur le territoire français. Une seconde plainte le concerne le 26 avril 2018. Celle-ci est déposée par une avocate travaillant avec des activistes libyens et par We Are Not Weapons of War. La plainte est déposée au pôle génocide du Tribunal de Grande Instance de Paris, une nouvelle fois pour torture, et une nouvelle fois via la procédure de compétence universelle. Depuis, elle a été reconnue comme admissible. C’est la première fois que l’admissibilité d’une plainte en compétence universelle est reconnue aussi rapidement. Si ces deux plaintes n’incluent pas d’accusations de viols, le mécanisme de la compétence universelle pourrait tout à fait être utilisé à l’avenir pour ce type de crimes.


De façon plus générale, WWoW privilégie ces approches de la justice qui veulent utiliser le droit de façon innovante. Et pour ce faire, il est essentiel de s’appuyer sur le travail des réseaux libyens. C’est ce qu’il faut retenir du film Libye, Anatomie d’un crime.Des Libyens travaillent chaque jour dans l’ombre, au péril de leur vie, pour collecter des éléments sur les crimes qui se déroulent dans leur pays. C’est sur ces personnes que doit s’appuyer le travail d’enquête parce qu’elles sont les plus informées sur ce qu’il se passe dans leur pays ou leur ville.

WWoW travaille au quotidien avec les réseaux libyens et continue la collaboration avec ceux qui apparaissent dans ce film. Durant un appel via Skype il y a encore quelques semaines, ces-derniers nous indiquent avoir collecté de nouveaux cas de viols. Pour les soutenir dans leur travail, WWoW veut lancer l’outil Back Up. Il s’agit ici d’une réponse qui se veut juridique, mais pas seulement. Le Back Up est une application mobile qui veut répondre aux 3 défis majeurs du viol de guerre : l’impossibilité pour les victimes d’accéder aux services dont elles ont besoin ; le manque de coordination entre les professionnels impliqués ; et le manque de données fiables sur le viol de guerre. C’est donc une réponse transsectorielle que veut apporter cet outil.


L’application permet tout à d’abord aux victimes de se signaler : une interface simple, sécurisée et proposée en plusieurs langues, leur permet d’expliquer leur situation, de se géolocaliser et d’indiquer de potentielles blessures. Il s’agit là de répondre à l’urgence de la situation, qui est souvent médicale, et de ne pas laisser la victime seule. Ce signalement peut aussi être émis par des tiers, c’est-à-dire des proches de la victime, ou même des activistes ou des journalistes qui assistent à de tels actes. Une fois émis, ce signalement est reçu par nos équipes. La toute première idée est de montrer à la victime qu’elle peut avoir un interlocuteur, qu’elle est reconnue, qu’elle existe. On peut ensuite lui envoyer des services adaptés à ses besoins. Pour ce faire, WWoW s’appuie sur les réseaux construits et solidifiés en Libye depuis 5 ans, notamment des réseaux médicaux. Le Back Up fait donc en sorte que les services se rendent vers la victime et non l’inverse. On évite ainsi de potentiels risques que pourrait encourir la victime lors de son déplacement, mais aussi la stigmatisation à laquelle elle pourrait faire face en se rendant chez un médecin.

Mais la victime peut demander à voir un médecin, un psychologue ou encore un avocat. Et le Back Up veut représenter cette solution plurielle, parce que les besoins des victimes de viol de guerre sont très spécifiques et varient d’une personne à l’autre. Le Back Up contient donc une plateforme professionnelle collaborative sur laquelle les professionnels en question peuvent discuter et coordonner leur action.


Il s’agit donc d’un outil de prise en charge complète de la victime. Mais d’un point de vue juridique, cela va plus loin. Le signalement de la victime est en effet enregistré de façon totalement sécurisée. Une fois émis, celui-ci disparaît du téléphone de la victime et ne laisse aucune trace. Mais il est enregistré dans notre « Back Office » de façon crypté. Il ne peut donc pas être altéré. Dès lors, il peut être utilisé par la suite en cas de poursuites judiciaires. Les victimes ne veulent pas toutes entamer des procédures de justice, et il convient de les laisser libres de ce choix. Mais pour celles et ceux qui le désirent, le signalement constitue un premier élément dans un dossier. A partir de celui-ci, nous pouvons demander à nos réseaux sur place d’aller rencontrer les victimes pour préciser certains éléments. D’où l’idée essentielle ici de s’appuyer sur les réseaux locaux : ce sont eux qui connaissent la situation sécuritaire, les zones de contrôle des milices, les personnes à qui faire confiance ou non. Dès lors, au contact de ces victimes, ils peuvent nous communiquer d’autres informations. Il faut ici bien comprendre que dans le cas de viols, de nombreux détails peuvent être cruciaux : une date, un lieu, le nom d’une prison, le nom d’une unité, le grade d’un officier, son badge, son uniforme… Tout cela peut rendre un dossier beaucoup plus solide. L’idée ensuite est de croiser différents témoignages : en recoupant certaines informations, on peut faire ressortir plusieurs références à un même lieu, à une même prison, voire à un même nom d’unité par exemple. Cela peut être l’un des éléments de preuve de l’aspect systématique du viol.

A terme, l’outil Back Up pourra nous permettre de recueillir de très nombreuses données. WWoW a l’ambition de diffuser l’outil dans un nombre suffisant de pays pour pouvoir mener la première étude globale sur le viol de guerre, et pour pouvoir ainsi avoir des données et des chiffres fiables sur ce phénomène.


Le Back Up est donc une solution plurielle, une solution qui veut répondre au viol de guerre dans sa globalité, tout en s’adressant au besoin de chaque victime. A l’image de cet outil, les solutions existent donc. Et si les processus de justice « classiques » sont bloqués comme nous avons pu le voir avec la CPI, les approches innovantes par le droit et par la technologie peuvent permettre de répondre au viol de guerre. C’est là tout le combat de WWoW qui ne veut pas que le film diffusé hier soir soit vu comme une finalité. Les choses se poursuivent, et chaque jour nos équipes travaillent main dans la main avec des réseaux locaux en Libye, mais aussi ailleurs. WWoW veut diffuser le Back Up en Libye et dans 4 autres pays en 2019. Mais cela nécessite des fonds pour se rendre sur place et former les équipes à ce nouvel outil qui pourrait avoir un impact considérable. C’est pour répondre à ce besoin de fonds que WWoW a lancé un appel à l’action auquel chacun peut contribuer pour poser sa pierre à l’édifice d’une meilleure justice. Ce film choque, ce film indigne. Mais cette indignation doit nous pousser à l’action. C’est une nécessité. Non seulement pour les victimes qui doivent être reconnues, mais aussi pour l’avenir de la Libye. Tous les conflits passés nous le montrent : vouloir reconstruire un pays, stabiliser une situation et recréer un esprit d’unité nationale sans juger les crimes qui ont été commis ; revient à remplir un tonneau des Danaïdes. La justice est un pilier fondamental dans la reconstruction d’un pays après un conflit. Nier ce besoin de justice, c’est condamner l’avenir d’un pays.


Martin Chave


Pour aller plus loin, quelques références : – Le film Libye, Anatomie d’un crime, réalisé par Cécile Allegra et diffusé sur Arte le 23 octobre 2018. Disponible pendant 60 jours sur Arte Replay. – Pour en savoir plus sur le travail de We Are Not Weapons of War (WWoW), c’est par là. – Pour en savoir plus sur l’outil Back Up, c’est par là. – Pour que le film ne s’arrête pas là, soutenez le travail de réseaux libyens et participez à l’enquête aux côtés de WWoW => cliquez ici.


Photo © Cinétévé



  • 20 oct. 2018
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Les deux premiers articles de cette série nous ont permis de revenir sur l’utilisation du viol et des violences sexuelles dans le conflit libyen. Arme de répression politique sous le régime de Kadhafi, elle reste employée après la mort du colonel comme outil de vengeance entre tribus mais aussi comme instrument de conquête du territoire et du pouvoir par les milices libyennes, les katiba.

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Il est essentiel de bien comprendre que l’on parle ici d’une arme. Elle est donc employée à dessein, elle poursuit des objectifs précis. Et ceux-ci sont souvent politiques en Libye. Pour le régime de Kadhafi, il s’agissait de conserver le pouvoir et le viol permettait donc de faire taire l’opposition. Après la mort du leader libyen, la lutte de pouvoir se fait entre les milices qui recouvrent le territoire. Le viol devient dès lors un moyen d’effacement politique des concurrents. Comme on a pu le voir hier, le viol laisse des séquelles irréversibles sur sa victime, mais aussi sur sa tribu d’appartenance, alors même que les réseaux tribaux sont des organes centraux de la vie politique libyenne. Dans ce cadre, il touche de très nombreux hommes en Libye, puisque ce sont eux qui animent la vie politique et publique.

Cet article se propose de revenir sur ces hommes, victimes souvent oubliées du viol de guerre, pour lesquelles le trauma et les conséquences de cette violence sont particuliers. Nous parlerons également des autres victimes de la violence sexuelle en Libye, les migrants. Le pays est en effet un point de passage pour de nombreuses personnes fuyant leur pays. Tandis que l’Aquarius se voit refuser l’accueil par de nombreux pays européens dans une indignité qui n’a d’égal que l’absurde aveuglement de l’Europe face aux phénomènes migratoires – et à leur avenir – ; peu de choses sont dites sur les conditions de ces migrants sur la route de l’exil. Les débats se concentrent majoritairement sur leur arrivée et leur accueil, mais très peu sur les souffrances qu’ils ont parfois à traverser. En Libye, les sévices sexuels touchent nombre de ces migrants.


Avant toute chose, il convient de dire ici que certains passages de cet article peuvent paraître choquants ou malséants. Le viol est un acte brutal, et le lecteur doit en être averti. Il ne s’agira pas ici de porter atteinte à la dignité ou à la pudeur des victimes pour lesquelles il convient de témoigner le plus profond respect. Cet article ne se veut donc pas une mise en lumière impudique et irrespectueuse des souffrances endurées par certaines victimes, mais une analyse fondée, qui nécessitera parfois l’emploi de précisions qui ne se veulent pas indécentes mais pourront paraître violentes pour le lecteur.


Le viol amène ses victimes à se terrer dans le silence. Elles semblent disparaître, mais vivent en réalité avec ce fardeau, sans en parler. Le viol de guerre relève d’un tabou très difficile à briser.

En Libye, cette violence sexuelle fait des victimes chez les femmes, les enfants et les hommes. C’est de ces-derniers que parle tout particulièrement le film Libye, Anatomie d’un crime réalisé par Cécile Allegra. Il veut montrer l’utilisation du viol dans le conflit libyen, avec un éclairage particulier sur la violence sexuelle utilisée à l’encontre des hommes. Plusieurs d’entre eux témoignent de cette violence extrême, de cette humiliation, répétée pour chacun avec des méthodes similaires. On suit le travail de Céline Bardet, fondatrice de We Are Not Weapons of War, et des réseaux libyens, médusés et indignés face à cette violence, mais qui veulent venir en aide aux victimes.


Ces sévices sexuels sont souvent infligés dans les prisons et centres de détention libyens. Certains sont officiels, d’autres sont des centres clandestins, nés à la faveur de la guerre. Dans un quartier de Misrata, la prison de Tomina aurait accueilli pendant un temps plus de 450 hommes. Au cœur de celle-ci, les prisonniers se verraient contraints de s’enfoncer un manche à balai encastré dans un mur dans l’anus, parfois jusqu’à saignement, sans quoi ils ne recevraient pas de repas. Cette pratique ignoble a été corroborée par plusieurs témoignages, et elle semble avoir été signalée dans d’autres prisons également. La répétition de cette pratique dans des endroits différents montre que la méthode est systématique et donc pensée et ordonnée en haut lieu. Dans les interviews réalisées dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime, un homme Tawergha témoigne avoir été détenu dans la prison de Saket puis celle de Tomina. Il y aurait été torturé par trois hommes qui viendraient probablement de Zliten, à quelques kilomètres au sud-ouest de Misrata. Ses geôliers l’auraient sodomisé avec un bâton, et frappaient avec un rasoir lorsqu’il résistait. Cela lui serait arrivé deux ou trois fois, et il aurait toujours des cicatrices aux jambes. Il témoigne de plus avoir vu des prisonniers contraints de « se monter dessus ».


Les violences sexuelles adressées aux hommes libyens sont bien une réalité. Elles sont corroborées dans différents lieux en Libye et à différentes dates. Il faut bien comprendre qu’il s’agit le plus souvent de viols extrêmement violents, utilisant parfois des objets, souvent répétés. Il ne s’agit que très rarement d’actes uniques et isolés. Les victimes sont parfois violées chaque jour au cours de leur détention. Le trauma est donc très particulier, et les conséquences multiples. Elles sont d’abord d’ordre physique : les viols étant d’une extrême brutalité, les victimes peuvent avoir des fractures, des plaies, et donc des besoins chirurgicaux. Ce sont des séquelles durables : certaines victimes ont des problèmes d’incontinence, ou se rendent compte qu’elles ont été infectées par des maladies sexuellement transmissibles. Cela ne doit rien au hasard. Ces viols veulent laisser des séquelles, « une marque à vie » comme l’expliquait un médecin tunisien rencontré durant le tournage du film. Les conséquences sont aussi psychologiques. De très nombreuses victimes entrent dans des états de dépression ou d’anxiété aiguë. Beaucoup de victimes s’isolent avec un sentiment d’humiliation mais parfois aussi de culpabilité. Les tentatives de suicide après de telles violences sont fréquentes. Les hommes se terrent dans le silence. Souvent, ce sont les besoins médicaux qui amènent les hommes à parler : c’est seulement parce que l’individu se doit d’aller voir un médecin pour bénéficier de soins, que la parole se libère un peu parfois. D’où l’importance de travailler avec des réseaux de médecins, chose sur laquelle insiste beaucoup l’équipe de WWoW, puisque les services médicaux sont parfois les premiers relais pour les victimes de violences sexuelles.

Enfin, les conséquences se laissent apercevoir à un niveau plus large, celui de la vie sociale et publique. Une victime, homme ou femme, devient profondément stigmatisée. Garder des relations avec le reste de la communauté devient difficile. C’est bien là tout le vice de cette arme abjecte. Elle veut faire disparaître sa victime de la sphère publique, sans la tuer. En Libye, la vie politique est particulièrement animée par les hommes. Dès lors, en violant ces-derniers, ce sont des voix, des projets, des idées que l’on enterre. Une omerta complète se crée alors. Les hommes violés se refusent à parler. Les viols sont en effet souvent réalisés en public, devant d’autres prisonniers ou des gardes. Très souvent, ces sévices sont filmés avec des téléphones portables. Les hommes préfèrent donc se taire et s’effacent dès lors de la sphère publique : ils savent en effet que leurs bourreaux peuvent dévoiler ce qui leur est arrivé, et vivent donc dans la peur que cela se sache.


Un autre groupe de victimes souvent oubliées dans la guerre en Libye concerne les migrants. La Libye accueille en effet de très nombreuses personnes. En 2014, le pays comptait 36 000 demandeurs d’asile venus de Syrie, de Palestine, d’Irak ou encore d’Erythrée. Mais la Libye n’est pas tant une terre d’accueil des migrants qu’une terre de passage. Entre janvier et octobre 2014 seulement, 130 000 personnes sont arrivées en Italie depuis la Libye. Les migrants venus d’Afrique de l’est (Soudan, Ethiopie, Somalie, Erythrée) passent très souvent par la région d’al-Koufra ; tandis que ceux d’Afrique de l’ouest (Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad) passent souvent par la ville de Sebha.

Il existe dans le pays de très nombreux centres de détention pour ces migrants. Avant la guerre, ceux-ci étaient gérés par le Ministère de l’Intérieur. Mais depuis la chute de Kadhafi, une unité séparée a été créée en 2012, le Département de Lutte contre l’Immigration Illégale. Celui-ci compterait 19 centres de détention à travers le pays, surtout concentrés à l’ouest. Mais très souvent, ces centres de détention ont changé de main. Au cours des affrontements, ils ont pu passer sous contrôle du Département ou sous contrôle de diverses milices, rendant les conditions de vie pour les migrants encore plus difficiles.


Ces derniers sont eux aussi une cible privilégiée de violences sexuelles. Des témoignages proviennent du centre de Sabratah, à l’ouest de Tripoli, sur la côte. Les violences sexuelles semblent aussi toucher les migrants dans l’infâmeuse prison Abou Salim à Tripoli, mais également dans les centres de détention d’Ain Zara, de Sabha, de Garian ou encore de Bani Walid plus au sud. Dans ces centres, des migrants venus de Gambie, du Ghana, du Cameroun ou encore du Nigéria sont quotidiennement abusés sexuellement.

Ces exactions sont même allées plus loin. Les images filmées par des journalistes de CNN et montrant des ventes aux enchères de migrants, ont choqué le monde. Souvent, ces individus étaient violés pour être rendus plus dociles avant d’être vendus. Plus récemment, des témoignages recueillis sur le bateau l’Aquarius sont également sortis et indiquent que les migrants passés par la Libye ont souvent subis des violences sexuelles. Maurine Mercier, journaliste pour la RTS, a notamment mené un travail journalistique formidable en donnant la parole à de nombreuses personnes en Libye et sur l’Aquarius. Elle a notamment interrogé un homme qui témoigne d’une réalité qui semble indicible et explique que les migrants sont forcés de se sodomiser entre eux tandis que les gardes libyens filment la scène avec leur téléphone.

Enfin, il convient ici de mettre en exergue une autre pratique révélée par divers témoignages : certains migrants ont été contraints dans des centres de détention de violer d’autres prisonniers. Il s’agissait souvent de migrants eux-mêmes violés auparavant et que les gardes forçaient à violer d’autres détenus par la suite. Une victime interrogée dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime témoigne : « il y avait un homme noir, un migrant. Le soir, ils le jetaient dans l’une de nos cellules. Ils disaient ‘tu violes ce type, sinon tu es mort’ ». Ici, cela pose des questions juridiques en termes de responsabilité pénale du viol. On peut ici dresser un parallèle avec les enfants soldats, utilisés comme des « instruments de guerre ». Comparaison n’est pas raison puisqu’il ne s’agit pas ici du même type d’exactions. Mais on retrouve le cas d’individus contraints d’agresser des victimes, utilisés alors comme instrument de cette souffrance. Il convient alors de différencier l’intentionnalité et l’ordre du viol donné par les gardes, de la commission du viol elle-même et de son auteur.


La Libye est un lieu de souffrance pour des victimes très diverses. Cet article, qui ne veut en aucun cas verser dans l’impudeur, témoigne d’une réalité sordide dans un pays miné par le chaos. Si nous avons particulièrement parlé des hommes et des migrants ici, il convient de rappeler que les femmes sont elles aussi bel et bien victimes des violences sexuelles. Femmes et enfants sont souvent les premières victimes d’un conflit, et c’est aussi le cas en Libye. Le viol les touche également et il convient de ne pas l’oublier. Le film Libye, Anatomie d’un crime, qui sera diffusé le 23 octobre sur Arte, donne d’ailleurs la parole à une femme qui témoigne avec courage des abus qu’elle a subis durant le conflit. Mais il semblait ici pertinent de s’intéresser aux violences sexuelles à l’encontre des hommes : elles ont lieu en Libye, mais sont aussi très présentes dans le conflit syrien, ou encore en Ouganda.

Il convient dès lors de répondre à toutes les victimes de ces violences, hommes, femmes, enfants, citoyens du pays concerné ou migrants. Le viol de guerre n’est pas une question de genre, et n’est pas l’apanage d’un pays en particulier. C’est une arme stratégique, qui est par conséquent utilisée dans tous les conflits contemporains. We Are Not Weapons of War privilégie cette approche globale du viol de guerre en travaillant sur tous les pays concernés, et au contact de toutes les victimes.

Martin Chave



Pour en savoir plus, quelques références :

Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen : – Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018 – « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/

Sur le travail de Maurine Mercier, journaliste pour la RTS en Libye qui a beaucoup travaillé auprès des migrants : – « Maurine Mercier, journaliste femme en Libye », RTS, 24/09/2019, disponible ici.

Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.

Photo © Cinétévé


  • 19 oct. 2018
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Le premier article de cette série, publié hier, nous a permis de voir en quoi le viol et les violences sexuelles ont constitué une composante essentielle de la répression violente menée par le régime de Kadhafi durant l’année 2011. Dès le début du soulèvement libyen, cette arme a été pensée et planifiée pour casser l’opposition. Divers témoignages recueillis en Libye indiquent que le colonel a installé une « culture du viol » dans le pays. Dans la même idée, Juma As-Sayeh, membre de la tribu des Wershefana témoignait dans le film d’Anne Poiret, Libye : l’impossible Etat-Nation. Il y expliquait que les tensions et violences actuelles qui existent entre tribus sont la résultante du « poison de Kadhafi » qui perdure et affaiblit le pays même après la mort du raïs.


Les raisons de la persistance de cette violence sont en réalité multiples. Elle est bien sûr liée au régime qu’a mis en place Kadhafi et à la façon dont il a dirigé le pays durant plus de 41 ans. Mais cette violence est aussi liée à des dynamiques internes d’opposition communautaires et régionales à travers tout le pays.

Dans ce contexte, les sévices sexuels ont continué a existé après la mort du leader libyen en octobre 2011, et ce jusqu’à aujourd’hui. L’équipe de We Are Not Weapons of War continue de recevoir de nouveaux cas de viols à l’heure actuelle. Durant une discussion téléphonique il y a encore quelques semaines, les réseaux basés à Tripoli avec lesquelles nous travaillons nous indiquaient avoir recueilli de nouveaux cas dans différentes villes du pays. La violence sexuelle reste donc bel et bien utilisée dans le chaos libyen, et nous allons voir ici qu’elle constitue désormais un outil de vengeance entre tribus, mais aussi un moyen de prise de pouvoir par les milices libyennes.

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Il convient tout d’abord d’expliquer ce que sont les tribus en Libye, et ce qu’on entend lorsqu’on utilise le terme de « milices ». Ces deux entités sont très souvent mentionnées lorsqu’on parle de la situation en Libye, mais il convient de se pencher sur leur rôle dans le contexte actuel.

La Libye repose en effet sur des réseaux tribaux dispersés sur tout son territoire. Il s’agit en fait de groupes où le sentiment d’appartenance est très fort, avec une reconnaissance commune d’un « chef » de tribu, le cheikh. De nombreux Libyens considèrent d’ailleurs que leur identité tribale prime sur leur identité nationale, celle de citoyens libyens. De nombreuses fausses idées existent dans la vision occidentale de la tribu. Il faut avant tout la voir comme un groupe d’appartenance pour les individus qui la composent, avec des liens de solidarité et de confiance forts. Cela implique parfois des liens de sang, mais pas toujours. La tribu exerce un rôle important quant aux relations humaines et sociales. Elle est souvent divisée en plusieurs branches, elles-mêmes divisées en plusieurs comités. Chaque comité tribal prend des décisions relatives à la vie des individus qui composent la tribu. La loi tribale s’applique alors pour des décisions relatives à un mariage, à un vol, à un meurtre, ou à d’autres types de contentieux entre deux membres d’une tribu. Elle est parfois calquée sur la loi coranique, mais pas forcément. Quoi qu’il en soit, la tribu est donc un organe politique central dans la société libyenne. A ce titre, Ahmed al-Dam, cousin de Kadhafi réfugié au Caire et ancien commandant de sa garde rapprochée, témoignait dans le même film d’Anne Poiret : « Cette alliance tribale ressemble aux alliances entre partis politiques en occident. Tout en étant plus forte parce qu’elle est basée sur les liens du sang ».


Après son coup d’Etat en 1969, Mouammar Kadhafi avait d’abord voulu faire disparaître cette identité tribale. Le 25 mai 1970, il fait même passer une loi qui met fin au critère tribal comme fondement de l’organisation administrative du pays. Mais très vite, il s’aperçoit que l’identité tribale est trop forte pour être enterrée en Libye, et qu’il va devoir gouverner avec elle. Il va alors entamer un double-jeu avec les tribus, s’appuyant sur certaines, et en stigmatisant d’autres. En 1975, lorsqu’il découvre une tentative de putsch de la part d’un officier de Misrata, il se tourne vers les rivaux traditionnels de la ville à l’époque : Bani Walid avec la tribu des Warfalla qui lui fait allégeance. C’est à partir de là qu’il va commencer à instrumentaliser les tribus pour mieux asseoir son pouvoir. Il s’appuie d’abord sur sa tribu d’origine, les Kadhafa, qui n’est pas une tribu puissante, mais qui va bénéficier d’alliances avec d’autres. Le leader s’appuie ensuite sur les Ouled Slimane, les Tahouna ou encore les Wershefana… Il en soutient certaines, passe parfois des accords iniques avec d’autres, et alimente ainsi un sentiment de rivalité entre les diverses tribus du territoire.

Lors du soulèvement de 2011, chaque tribu poursuit des intérêts particuliers : tandis que certaines vont vouloir renverser le régime de Kadhafi, d’autres vont tenter de le soutenir. C’est à ce moment là que naissent certaines milices libyennes, ce qu’on appelle aujourd’hui les katiba. Il s’agit de groupes armées qui recrutent dans les rangs d’une même tribu ou parfois de tribus alliées. Très vite, on va ainsi voir naître de grands groupes engagés contre le régime durant les 8 mois d’insurrection. Les Katiba Tripoli, Misrata ou Zintan sont par exemple particulièrement connues pour leur engagement face aux forces du régime. Toutefois, après la mort de Kadhafi en octobre 2011, ces milices vont alors se disputer le pouvoir. C’est par exemple le cas avec les affrontements violents entre les milices de Zintan et de Misrata. Les deux groupes ayant pourtant tous deux participé au renversement du régime, ils vont violemment s’opposer dans une lutte pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli, durant laquelle des combattants islamistes appuient la milice de Misrata.


C’est ainsi que les milices contrôlent encore aujourd’hui une grande partie du territoire libyen. De nombreuses katiba répondent aux tribus desquelles elles sont issues. Néanmoins, on trouve aujourd’hui des groupes très hétéroclites : si certaines milices regroupent d’anciens rebelles de 2011 (les Thuwars), d’autres sont nées post-2011 et sont parfois des alliances entre plusieurs tribus, d’autres fois des regroupements de combattants islamistes divers. Le chaos libyen a également permis l’émergence de gangs criminels peu intéressés par la domination politique mais très attirés par l’argent que les trafics en tout genre permettent de faire (armes, drogues et trafics d’êtres humains). Cet entremêlement de groupes armés et de katiba rend la situation actuelle très confuse. En effet, le pays est officiellement divisé en deux, avec le pouvoir du Maréchal Khalifa Haftar à l’est et celui de Fayez el-Sarraj à l’ouest. Cette division illustre l’opposition historique entre deux des trois régions du pays, la Tripolitaine (à l’est) et la Cyrénaïque (à l’ouest). Mais à l’intérieur même de chacune de ces régions, des rivalités entre différentes villes existent, à la faveur d’opposition entre tribus. Au cœur même de ces villes, différentes milices se disputent le contrôle des quartiers. La situation est complexe donc. Et si deux entités existent officiellement, on s’aperçoit que le pouvoir est beaucoup plus diffus en réalité dès que l’on zoome sur cette situation, partagé entre les différents groupes armés. A l’heure actuelle, il y aurait plus de 100 milices en Libye, et 103 000 miliciens à l’échelle du pays, dont 40 000 à 45 000 dans le Grand Tripoli ; d’après Vincent Hugeux, journaliste s’étant rendu à maintes reprises en Libye. Comme l’expliquait un activiste libyen à l’équipe de We Are Not Weapons of War : « tu ne peux pas imaginer l’enfer qu’on vit en Libye. Les milices sont partout, contrôlent tout ». Enquêter sur des crimes en étant au cœur de cette situation est donc très dangereux, et les liens de confiance sont longs à construire mais nécessaires dans un climat de tension constante.

Malgré cela, les réseaux avec lesquelles nos équipes travaillent ont réussi à collecter plus de 700 cas de viols, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui. Cela montre que le viol continue d’être utilisé comme moyen de vengeance entre tribus, et instrument de conquête de quartiers, de villes, et à terme de pouvoir. Alimentées en partie par la politique de Kadhafi, puis par le conflit de 2011, les rivalités entre tribus sont aujourd’hui exacerbées dans le chaos libyen. Un des exemples révélateurs de l’utilisation du viol comme moyen de vengeance entre tribu concerne l’opposition entre les villes de Misrata et de Tawergha, et les tribus du même nom. Misrata, située sur la côte libyenne à l’est de Tripoli est une ville relativement bien dotée et assez indépendante. Tawergha, à 35 km au sud, est une ville plus pauvre et peuplée par les Tawerghi, une des dernières populations noires de Libye. Les Tawerghi ont souvent été accusés de collaborer avec le régime libyen. Kadhafi avait notamment la réputation de choisir ses hommes de mains parmi cette tribu. Néanmoins, la généralisation d’une telle accusation à l’ensemble des Tawerghi semble peu fondée.

Lors du soulèvement libyen en 2011, certains mercenaires tawerghi auraient accompagné les forces du régime dans des fouilles de maisons à Misrata. Ils se seraient montrés très violents et auraient embarqué des hommes misrati pour les humilier. Des témoignages parlent de scènes où les Tawerghi urinaient sur des Misrati aux mains attachées. Les Tawerghi auraient en outre pris certains bâtiments, les transformant en prisons informelles avec des salles de torture.


A la suite de la mort de Mouammar Kadhafi, les Misrati auraient alors voulu se venger. La ville de Tawergha fut attaquée et 35 000 Tawerghi durent fuir. Le camp de Fellah, au sud de Tripoli, accueille encore aujourd’hui des Tawerghi. Lors de leur offensive, les Misrati se seraient prêtés aux mêmes violences qu’ils avaient pu connaître de la part des Tawerghi, pour se venger. Des témoignages expliquent que durant l’opération sur la ville, des Tawerghis auraient entendu les assaillants crier : « Vous les Tawerghis, vous paierez pour Misrata ! ». Cette vengeance passe dès lors par des sévices sexuels généralisés. Divers témoins expliquent avoir vu des femmes Tawerghi traînées et violées dans la rue, en public, par plusieurs hommes misrati. Les viols ont aussi eu lieu dans les maisons, des femmes étant abusées devant leur mari ou leur père, ces-derniers étant menacés par les armes. D’autres témoignages indiquent que des membres d’une même famille auraient été forcés à avoir des relations sexuelles par les soldats misrati. L’aspect ciblé de cette attaque contre la communauté tawergha ressort dans de nombreux témoignages, les assaillants répétant sans cesse les mêmes questions, « Es-tu Tawergha ? », et insultes, « Sales chiens Tawerghi ! ».

Les sévices sexuels continuent aussi lorsque des hommes et des femmes tawerghi sont enlevés et amenés en prison. La violence sexuelle est dès lors un outil de torture, visant à casser le détenu et à le faire parler. C’est aussi un instrument de vengeance et d’humiliation d’une communauté jugée comme ennemie. De nombreuses prisons clandestines ont vu le jour pour enfermer les membres d’une tribu rivale, et les centres de détention informels se sont multipliés en Libye. La prison d’Al-Saket est notamment souvent citée pour parler du calvaire subi par les Tawerghi. Dans le cas de cette communauté, deux éléments sont à mettre en évidence. Tout d’abord, le viol semble avoir été un instrument de vengeance de la ville de Misrata considérant qu’elle rendait aux Tawerghi ce qu’elle avait elle-même subi plus tôt en 2011. Mais le viol semblerait aussi motivé pour des raisons ethniques : la communauté Tawergha a longtemps été vouée aux gémonies et a souffert d’un racisme prononcé parce qu’elle constitue l’une des dernières populations noires de Libye, ses membres étant descendants d’anciens esclaves. La question d’un aspect génocidaire du viol se pose donc ici. Néanmoins, il convient d’être très prudent : l’accusation de nettoyage ethnique ou de crime de génocide renvoie à des notions juridiques bien précises et assez complexes. Si l’aspect ethnique est ici à prendre en considération, une telle accusation nécessite des éléments étayés et corroborés. D’un point de vue juridique, rien ne permet pour l’instant d’établir un tel constat.


Quoi qu’il en soit, la situation post-2011 met bien en exergue l’utilisation du viol comme loi du talion entre différentes tribus. Certains témoignages tawerghi mettent même en avant des alliances tribales contre cette communauté. Ainsi, une femme interviewée durant le tournage du film Libye, anatomie d’un crime explique avoir été violée par cinq hommes, parmi lesquels deux Misrati, deux Zouari et un Kikli qui auraient tous voulu se venger de la communauté Tawergha. Elle aurait pu identifier leur région d’origine via leur accent. Enfin, si nous avons ici particulièrement développé l’exemple de Tawergha, il est à noter que d’autres communautés ont souffert de l’utilisation du viol. Certains témoignages évoquent le cas de prisonniers venus de Bani Walid, exécutés sur une plage à Tripoli après avoir été violés. Des documents vidéo ont également circulés, illustrant la violence de membres de la tribu des Warshefana sur des blessés Zawiyah. Il convient donc de souligner ici que la souffrance a touché toutes les tribus. Et il serait malséant de vouloir faire un classement de cette souffrance. En temps de conflit, la violence et la souffrance sont partout. Et il convient de répondre aux victimes issues de toutes les communautés, et de poursuivre tous les crimes pour établir une véritable justice.


Aujourd’hui encore, le viol est donc bien le rouage d’une stratégie pensée en Libye. Une stratégie de conquête territoriale pour les katiba, une volonté de vengeance entre tribus. Mais cela va encore plus loin, avec des incidences sociétales importantes.

En effet, en affaiblissant la tribu, le viol affaiblit la vie politique en Libye. La tribu est en effet un organe clef de cette vie politique. C’était déjà le cas sous la domination coloniale italienne, ce fut le cas sous le pouvoir d’Idriss Ier, et cela a continué sous Kadhafi. L’Etat libyen a toujours était relativement faible. L’unification du pays que le Guide de la Révolution a parfois voulu pousser avec son concept d’ « Etat des masses » (Jamahiriya), a toujours été en tension avec des logiques tribales et locales fortes. La Libye a toujours été un Etat très décentralisé et peu unifié. Le pouvoir de Kadhafi était un compromis entre la logique du non-Etat reposant sur la culture tribale et la nécessité d’un Etat reconnu et stable pour le système international permettant de commercer avec les autres Etats du monde.

Derrière cette logique tribale forte, le viol apparaît donc comme une arme des plus vicieuses. Elle détruit en effet sa victime, mais aussi les proches autour d’elle. Les liens entre membres d’une même tribu sont puissants, et l’attaque portée à un de ses membres touche par ricochet l’ensemble de sa structure. Le viol met alors à l’écart toute une tribu, alors même que ces entités sont centrales dans la vie politique en Libye. C’est bien ce qui en fait une arme pensée et planifiée, comme l’explique une victime : « le plus dur, c’est de rester en vie sans pouvoir oublier ce qu’il s’est passé. Ils le savaient ». Ceux qui ordonnent ces viols le savent oui. La victime violée reste en vie, mais ne participe plus au processus politique. En se taisant, elle disparaît de celui-ci. Si elle veut y participer, ses bourreaux peuvent révéler ce qui lui est arrivé et elle se retrouve dès lors marquée du sceau de l’illégitimité à vie. Le viol entraîne donc un effacement de la vie politique, un danger important pour l’avenir de la société libyenne.


Dans ce cadre-là, le viol touche spécifiquement les hommes libyens, parce que ce sont eux qui participent à la vie de la cité dans le pays. C’est ce que nous aborderons dans le prochain article de cette série qui sera publié demain, et qui sera consacré aux deux victimes souvent oubliées du viol de guerre en Libye, les hommes et les migrants.


Martin Chave




Pour aller plus loin, quelques références :

Sur la place des tribus dans la vie politique en Libye : – Moncef Djaziri, « Tribus et État dans le système politique libyen », in. Outre-Terre, vol. 23, no. 3, 2009 – Anne Poiret, « Libye : l’impossible Etat-Nation », Magneto Presse et ARTE France, 2015

Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen : – Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018 – « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/

Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.

Photo © Cinétévé



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