top of page

BLOG

  • 20 oct. 2018
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Les deux premiers articles de cette série nous ont permis de revenir sur l’utilisation du viol et des violences sexuelles dans le conflit libyen. Arme de répression politique sous le régime de Kadhafi, elle reste employée après la mort du colonel comme outil de vengeance entre tribus mais aussi comme instrument de conquête du territoire et du pouvoir par les milices libyennes, les katiba.

ree

Il est essentiel de bien comprendre que l’on parle ici d’une arme. Elle est donc employée à dessein, elle poursuit des objectifs précis. Et ceux-ci sont souvent politiques en Libye. Pour le régime de Kadhafi, il s’agissait de conserver le pouvoir et le viol permettait donc de faire taire l’opposition. Après la mort du leader libyen, la lutte de pouvoir se fait entre les milices qui recouvrent le territoire. Le viol devient dès lors un moyen d’effacement politique des concurrents. Comme on a pu le voir hier, le viol laisse des séquelles irréversibles sur sa victime, mais aussi sur sa tribu d’appartenance, alors même que les réseaux tribaux sont des organes centraux de la vie politique libyenne. Dans ce cadre, il touche de très nombreux hommes en Libye, puisque ce sont eux qui animent la vie politique et publique.

Cet article se propose de revenir sur ces hommes, victimes souvent oubliées du viol de guerre, pour lesquelles le trauma et les conséquences de cette violence sont particuliers. Nous parlerons également des autres victimes de la violence sexuelle en Libye, les migrants. Le pays est en effet un point de passage pour de nombreuses personnes fuyant leur pays. Tandis que l’Aquarius se voit refuser l’accueil par de nombreux pays européens dans une indignité qui n’a d’égal que l’absurde aveuglement de l’Europe face aux phénomènes migratoires – et à leur avenir – ; peu de choses sont dites sur les conditions de ces migrants sur la route de l’exil. Les débats se concentrent majoritairement sur leur arrivée et leur accueil, mais très peu sur les souffrances qu’ils ont parfois à traverser. En Libye, les sévices sexuels touchent nombre de ces migrants.


Avant toute chose, il convient de dire ici que certains passages de cet article peuvent paraître choquants ou malséants. Le viol est un acte brutal, et le lecteur doit en être averti. Il ne s’agira pas ici de porter atteinte à la dignité ou à la pudeur des victimes pour lesquelles il convient de témoigner le plus profond respect. Cet article ne se veut donc pas une mise en lumière impudique et irrespectueuse des souffrances endurées par certaines victimes, mais une analyse fondée, qui nécessitera parfois l’emploi de précisions qui ne se veulent pas indécentes mais pourront paraître violentes pour le lecteur.


Le viol amène ses victimes à se terrer dans le silence. Elles semblent disparaître, mais vivent en réalité avec ce fardeau, sans en parler. Le viol de guerre relève d’un tabou très difficile à briser.

En Libye, cette violence sexuelle fait des victimes chez les femmes, les enfants et les hommes. C’est de ces-derniers que parle tout particulièrement le film Libye, Anatomie d’un crime réalisé par Cécile Allegra. Il veut montrer l’utilisation du viol dans le conflit libyen, avec un éclairage particulier sur la violence sexuelle utilisée à l’encontre des hommes. Plusieurs d’entre eux témoignent de cette violence extrême, de cette humiliation, répétée pour chacun avec des méthodes similaires. On suit le travail de Céline Bardet, fondatrice de We Are Not Weapons of War, et des réseaux libyens, médusés et indignés face à cette violence, mais qui veulent venir en aide aux victimes.


Ces sévices sexuels sont souvent infligés dans les prisons et centres de détention libyens. Certains sont officiels, d’autres sont des centres clandestins, nés à la faveur de la guerre. Dans un quartier de Misrata, la prison de Tomina aurait accueilli pendant un temps plus de 450 hommes. Au cœur de celle-ci, les prisonniers se verraient contraints de s’enfoncer un manche à balai encastré dans un mur dans l’anus, parfois jusqu’à saignement, sans quoi ils ne recevraient pas de repas. Cette pratique ignoble a été corroborée par plusieurs témoignages, et elle semble avoir été signalée dans d’autres prisons également. La répétition de cette pratique dans des endroits différents montre que la méthode est systématique et donc pensée et ordonnée en haut lieu. Dans les interviews réalisées dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime, un homme Tawergha témoigne avoir été détenu dans la prison de Saket puis celle de Tomina. Il y aurait été torturé par trois hommes qui viendraient probablement de Zliten, à quelques kilomètres au sud-ouest de Misrata. Ses geôliers l’auraient sodomisé avec un bâton, et frappaient avec un rasoir lorsqu’il résistait. Cela lui serait arrivé deux ou trois fois, et il aurait toujours des cicatrices aux jambes. Il témoigne de plus avoir vu des prisonniers contraints de « se monter dessus ».


Les violences sexuelles adressées aux hommes libyens sont bien une réalité. Elles sont corroborées dans différents lieux en Libye et à différentes dates. Il faut bien comprendre qu’il s’agit le plus souvent de viols extrêmement violents, utilisant parfois des objets, souvent répétés. Il ne s’agit que très rarement d’actes uniques et isolés. Les victimes sont parfois violées chaque jour au cours de leur détention. Le trauma est donc très particulier, et les conséquences multiples. Elles sont d’abord d’ordre physique : les viols étant d’une extrême brutalité, les victimes peuvent avoir des fractures, des plaies, et donc des besoins chirurgicaux. Ce sont des séquelles durables : certaines victimes ont des problèmes d’incontinence, ou se rendent compte qu’elles ont été infectées par des maladies sexuellement transmissibles. Cela ne doit rien au hasard. Ces viols veulent laisser des séquelles, « une marque à vie » comme l’expliquait un médecin tunisien rencontré durant le tournage du film. Les conséquences sont aussi psychologiques. De très nombreuses victimes entrent dans des états de dépression ou d’anxiété aiguë. Beaucoup de victimes s’isolent avec un sentiment d’humiliation mais parfois aussi de culpabilité. Les tentatives de suicide après de telles violences sont fréquentes. Les hommes se terrent dans le silence. Souvent, ce sont les besoins médicaux qui amènent les hommes à parler : c’est seulement parce que l’individu se doit d’aller voir un médecin pour bénéficier de soins, que la parole se libère un peu parfois. D’où l’importance de travailler avec des réseaux de médecins, chose sur laquelle insiste beaucoup l’équipe de WWoW, puisque les services médicaux sont parfois les premiers relais pour les victimes de violences sexuelles.

Enfin, les conséquences se laissent apercevoir à un niveau plus large, celui de la vie sociale et publique. Une victime, homme ou femme, devient profondément stigmatisée. Garder des relations avec le reste de la communauté devient difficile. C’est bien là tout le vice de cette arme abjecte. Elle veut faire disparaître sa victime de la sphère publique, sans la tuer. En Libye, la vie politique est particulièrement animée par les hommes. Dès lors, en violant ces-derniers, ce sont des voix, des projets, des idées que l’on enterre. Une omerta complète se crée alors. Les hommes violés se refusent à parler. Les viols sont en effet souvent réalisés en public, devant d’autres prisonniers ou des gardes. Très souvent, ces sévices sont filmés avec des téléphones portables. Les hommes préfèrent donc se taire et s’effacent dès lors de la sphère publique : ils savent en effet que leurs bourreaux peuvent dévoiler ce qui leur est arrivé, et vivent donc dans la peur que cela se sache.


Un autre groupe de victimes souvent oubliées dans la guerre en Libye concerne les migrants. La Libye accueille en effet de très nombreuses personnes. En 2014, le pays comptait 36 000 demandeurs d’asile venus de Syrie, de Palestine, d’Irak ou encore d’Erythrée. Mais la Libye n’est pas tant une terre d’accueil des migrants qu’une terre de passage. Entre janvier et octobre 2014 seulement, 130 000 personnes sont arrivées en Italie depuis la Libye. Les migrants venus d’Afrique de l’est (Soudan, Ethiopie, Somalie, Erythrée) passent très souvent par la région d’al-Koufra ; tandis que ceux d’Afrique de l’ouest (Cameroun, Niger, Nigéria, Tchad) passent souvent par la ville de Sebha.

Il existe dans le pays de très nombreux centres de détention pour ces migrants. Avant la guerre, ceux-ci étaient gérés par le Ministère de l’Intérieur. Mais depuis la chute de Kadhafi, une unité séparée a été créée en 2012, le Département de Lutte contre l’Immigration Illégale. Celui-ci compterait 19 centres de détention à travers le pays, surtout concentrés à l’ouest. Mais très souvent, ces centres de détention ont changé de main. Au cours des affrontements, ils ont pu passer sous contrôle du Département ou sous contrôle de diverses milices, rendant les conditions de vie pour les migrants encore plus difficiles.


Ces derniers sont eux aussi une cible privilégiée de violences sexuelles. Des témoignages proviennent du centre de Sabratah, à l’ouest de Tripoli, sur la côte. Les violences sexuelles semblent aussi toucher les migrants dans l’infâmeuse prison Abou Salim à Tripoli, mais également dans les centres de détention d’Ain Zara, de Sabha, de Garian ou encore de Bani Walid plus au sud. Dans ces centres, des migrants venus de Gambie, du Ghana, du Cameroun ou encore du Nigéria sont quotidiennement abusés sexuellement.

Ces exactions sont même allées plus loin. Les images filmées par des journalistes de CNN et montrant des ventes aux enchères de migrants, ont choqué le monde. Souvent, ces individus étaient violés pour être rendus plus dociles avant d’être vendus. Plus récemment, des témoignages recueillis sur le bateau l’Aquarius sont également sortis et indiquent que les migrants passés par la Libye ont souvent subis des violences sexuelles. Maurine Mercier, journaliste pour la RTS, a notamment mené un travail journalistique formidable en donnant la parole à de nombreuses personnes en Libye et sur l’Aquarius. Elle a notamment interrogé un homme qui témoigne d’une réalité qui semble indicible et explique que les migrants sont forcés de se sodomiser entre eux tandis que les gardes libyens filment la scène avec leur téléphone.

Enfin, il convient ici de mettre en exergue une autre pratique révélée par divers témoignages : certains migrants ont été contraints dans des centres de détention de violer d’autres prisonniers. Il s’agissait souvent de migrants eux-mêmes violés auparavant et que les gardes forçaient à violer d’autres détenus par la suite. Une victime interrogée dans le cadre du film Libye, Anatomie d’un crime témoigne : « il y avait un homme noir, un migrant. Le soir, ils le jetaient dans l’une de nos cellules. Ils disaient ‘tu violes ce type, sinon tu es mort’ ». Ici, cela pose des questions juridiques en termes de responsabilité pénale du viol. On peut ici dresser un parallèle avec les enfants soldats, utilisés comme des « instruments de guerre ». Comparaison n’est pas raison puisqu’il ne s’agit pas ici du même type d’exactions. Mais on retrouve le cas d’individus contraints d’agresser des victimes, utilisés alors comme instrument de cette souffrance. Il convient alors de différencier l’intentionnalité et l’ordre du viol donné par les gardes, de la commission du viol elle-même et de son auteur.


La Libye est un lieu de souffrance pour des victimes très diverses. Cet article, qui ne veut en aucun cas verser dans l’impudeur, témoigne d’une réalité sordide dans un pays miné par le chaos. Si nous avons particulièrement parlé des hommes et des migrants ici, il convient de rappeler que les femmes sont elles aussi bel et bien victimes des violences sexuelles. Femmes et enfants sont souvent les premières victimes d’un conflit, et c’est aussi le cas en Libye. Le viol les touche également et il convient de ne pas l’oublier. Le film Libye, Anatomie d’un crime, qui sera diffusé le 23 octobre sur Arte, donne d’ailleurs la parole à une femme qui témoigne avec courage des abus qu’elle a subis durant le conflit. Mais il semblait ici pertinent de s’intéresser aux violences sexuelles à l’encontre des hommes : elles ont lieu en Libye, mais sont aussi très présentes dans le conflit syrien, ou encore en Ouganda.

Il convient dès lors de répondre à toutes les victimes de ces violences, hommes, femmes, enfants, citoyens du pays concerné ou migrants. Le viol de guerre n’est pas une question de genre, et n’est pas l’apanage d’un pays en particulier. C’est une arme stratégique, qui est par conséquent utilisée dans tous les conflits contemporains. We Are Not Weapons of War privilégie cette approche globale du viol de guerre en travaillant sur tous les pays concernés, et au contact de toutes les victimes.

Martin Chave



Pour en savoir plus, quelques références :

Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen : – Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018 – « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/

Sur le travail de Maurine Mercier, journaliste pour la RTS en Libye qui a beaucoup travaillé auprès des migrants : – « Maurine Mercier, journaliste femme en Libye », RTS, 24/09/2019, disponible ici.

Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.

Photo © Cinétévé


  • 19 oct. 2018
  • 11 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

Le premier article de cette série, publié hier, nous a permis de voir en quoi le viol et les violences sexuelles ont constitué une composante essentielle de la répression violente menée par le régime de Kadhafi durant l’année 2011. Dès le début du soulèvement libyen, cette arme a été pensée et planifiée pour casser l’opposition. Divers témoignages recueillis en Libye indiquent que le colonel a installé une « culture du viol » dans le pays. Dans la même idée, Juma As-Sayeh, membre de la tribu des Wershefana témoignait dans le film d’Anne Poiret, Libye : l’impossible Etat-Nation. Il y expliquait que les tensions et violences actuelles qui existent entre tribus sont la résultante du « poison de Kadhafi » qui perdure et affaiblit le pays même après la mort du raïs.


Les raisons de la persistance de cette violence sont en réalité multiples. Elle est bien sûr liée au régime qu’a mis en place Kadhafi et à la façon dont il a dirigé le pays durant plus de 41 ans. Mais cette violence est aussi liée à des dynamiques internes d’opposition communautaires et régionales à travers tout le pays.

Dans ce contexte, les sévices sexuels ont continué a existé après la mort du leader libyen en octobre 2011, et ce jusqu’à aujourd’hui. L’équipe de We Are Not Weapons of War continue de recevoir de nouveaux cas de viols à l’heure actuelle. Durant une discussion téléphonique il y a encore quelques semaines, les réseaux basés à Tripoli avec lesquelles nous travaillons nous indiquaient avoir recueilli de nouveaux cas dans différentes villes du pays. La violence sexuelle reste donc bel et bien utilisée dans le chaos libyen, et nous allons voir ici qu’elle constitue désormais un outil de vengeance entre tribus, mais aussi un moyen de prise de pouvoir par les milices libyennes.

ree

Il convient tout d’abord d’expliquer ce que sont les tribus en Libye, et ce qu’on entend lorsqu’on utilise le terme de « milices ». Ces deux entités sont très souvent mentionnées lorsqu’on parle de la situation en Libye, mais il convient de se pencher sur leur rôle dans le contexte actuel.

La Libye repose en effet sur des réseaux tribaux dispersés sur tout son territoire. Il s’agit en fait de groupes où le sentiment d’appartenance est très fort, avec une reconnaissance commune d’un « chef » de tribu, le cheikh. De nombreux Libyens considèrent d’ailleurs que leur identité tribale prime sur leur identité nationale, celle de citoyens libyens. De nombreuses fausses idées existent dans la vision occidentale de la tribu. Il faut avant tout la voir comme un groupe d’appartenance pour les individus qui la composent, avec des liens de solidarité et de confiance forts. Cela implique parfois des liens de sang, mais pas toujours. La tribu exerce un rôle important quant aux relations humaines et sociales. Elle est souvent divisée en plusieurs branches, elles-mêmes divisées en plusieurs comités. Chaque comité tribal prend des décisions relatives à la vie des individus qui composent la tribu. La loi tribale s’applique alors pour des décisions relatives à un mariage, à un vol, à un meurtre, ou à d’autres types de contentieux entre deux membres d’une tribu. Elle est parfois calquée sur la loi coranique, mais pas forcément. Quoi qu’il en soit, la tribu est donc un organe politique central dans la société libyenne. A ce titre, Ahmed al-Dam, cousin de Kadhafi réfugié au Caire et ancien commandant de sa garde rapprochée, témoignait dans le même film d’Anne Poiret : « Cette alliance tribale ressemble aux alliances entre partis politiques en occident. Tout en étant plus forte parce qu’elle est basée sur les liens du sang ».


Après son coup d’Etat en 1969, Mouammar Kadhafi avait d’abord voulu faire disparaître cette identité tribale. Le 25 mai 1970, il fait même passer une loi qui met fin au critère tribal comme fondement de l’organisation administrative du pays. Mais très vite, il s’aperçoit que l’identité tribale est trop forte pour être enterrée en Libye, et qu’il va devoir gouverner avec elle. Il va alors entamer un double-jeu avec les tribus, s’appuyant sur certaines, et en stigmatisant d’autres. En 1975, lorsqu’il découvre une tentative de putsch de la part d’un officier de Misrata, il se tourne vers les rivaux traditionnels de la ville à l’époque : Bani Walid avec la tribu des Warfalla qui lui fait allégeance. C’est à partir de là qu’il va commencer à instrumentaliser les tribus pour mieux asseoir son pouvoir. Il s’appuie d’abord sur sa tribu d’origine, les Kadhafa, qui n’est pas une tribu puissante, mais qui va bénéficier d’alliances avec d’autres. Le leader s’appuie ensuite sur les Ouled Slimane, les Tahouna ou encore les Wershefana… Il en soutient certaines, passe parfois des accords iniques avec d’autres, et alimente ainsi un sentiment de rivalité entre les diverses tribus du territoire.

Lors du soulèvement de 2011, chaque tribu poursuit des intérêts particuliers : tandis que certaines vont vouloir renverser le régime de Kadhafi, d’autres vont tenter de le soutenir. C’est à ce moment là que naissent certaines milices libyennes, ce qu’on appelle aujourd’hui les katiba. Il s’agit de groupes armées qui recrutent dans les rangs d’une même tribu ou parfois de tribus alliées. Très vite, on va ainsi voir naître de grands groupes engagés contre le régime durant les 8 mois d’insurrection. Les Katiba Tripoli, Misrata ou Zintan sont par exemple particulièrement connues pour leur engagement face aux forces du régime. Toutefois, après la mort de Kadhafi en octobre 2011, ces milices vont alors se disputer le pouvoir. C’est par exemple le cas avec les affrontements violents entre les milices de Zintan et de Misrata. Les deux groupes ayant pourtant tous deux participé au renversement du régime, ils vont violemment s’opposer dans une lutte pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli, durant laquelle des combattants islamistes appuient la milice de Misrata.


C’est ainsi que les milices contrôlent encore aujourd’hui une grande partie du territoire libyen. De nombreuses katiba répondent aux tribus desquelles elles sont issues. Néanmoins, on trouve aujourd’hui des groupes très hétéroclites : si certaines milices regroupent d’anciens rebelles de 2011 (les Thuwars), d’autres sont nées post-2011 et sont parfois des alliances entre plusieurs tribus, d’autres fois des regroupements de combattants islamistes divers. Le chaos libyen a également permis l’émergence de gangs criminels peu intéressés par la domination politique mais très attirés par l’argent que les trafics en tout genre permettent de faire (armes, drogues et trafics d’êtres humains). Cet entremêlement de groupes armés et de katiba rend la situation actuelle très confuse. En effet, le pays est officiellement divisé en deux, avec le pouvoir du Maréchal Khalifa Haftar à l’est et celui de Fayez el-Sarraj à l’ouest. Cette division illustre l’opposition historique entre deux des trois régions du pays, la Tripolitaine (à l’est) et la Cyrénaïque (à l’ouest). Mais à l’intérieur même de chacune de ces régions, des rivalités entre différentes villes existent, à la faveur d’opposition entre tribus. Au cœur même de ces villes, différentes milices se disputent le contrôle des quartiers. La situation est complexe donc. Et si deux entités existent officiellement, on s’aperçoit que le pouvoir est beaucoup plus diffus en réalité dès que l’on zoome sur cette situation, partagé entre les différents groupes armés. A l’heure actuelle, il y aurait plus de 100 milices en Libye, et 103 000 miliciens à l’échelle du pays, dont 40 000 à 45 000 dans le Grand Tripoli ; d’après Vincent Hugeux, journaliste s’étant rendu à maintes reprises en Libye. Comme l’expliquait un activiste libyen à l’équipe de We Are Not Weapons of War : « tu ne peux pas imaginer l’enfer qu’on vit en Libye. Les milices sont partout, contrôlent tout ». Enquêter sur des crimes en étant au cœur de cette situation est donc très dangereux, et les liens de confiance sont longs à construire mais nécessaires dans un climat de tension constante.

Malgré cela, les réseaux avec lesquelles nos équipes travaillent ont réussi à collecter plus de 700 cas de viols, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui. Cela montre que le viol continue d’être utilisé comme moyen de vengeance entre tribus, et instrument de conquête de quartiers, de villes, et à terme de pouvoir. Alimentées en partie par la politique de Kadhafi, puis par le conflit de 2011, les rivalités entre tribus sont aujourd’hui exacerbées dans le chaos libyen. Un des exemples révélateurs de l’utilisation du viol comme moyen de vengeance entre tribu concerne l’opposition entre les villes de Misrata et de Tawergha, et les tribus du même nom. Misrata, située sur la côte libyenne à l’est de Tripoli est une ville relativement bien dotée et assez indépendante. Tawergha, à 35 km au sud, est une ville plus pauvre et peuplée par les Tawerghi, une des dernières populations noires de Libye. Les Tawerghi ont souvent été accusés de collaborer avec le régime libyen. Kadhafi avait notamment la réputation de choisir ses hommes de mains parmi cette tribu. Néanmoins, la généralisation d’une telle accusation à l’ensemble des Tawerghi semble peu fondée.

Lors du soulèvement libyen en 2011, certains mercenaires tawerghi auraient accompagné les forces du régime dans des fouilles de maisons à Misrata. Ils se seraient montrés très violents et auraient embarqué des hommes misrati pour les humilier. Des témoignages parlent de scènes où les Tawerghi urinaient sur des Misrati aux mains attachées. Les Tawerghi auraient en outre pris certains bâtiments, les transformant en prisons informelles avec des salles de torture.


A la suite de la mort de Mouammar Kadhafi, les Misrati auraient alors voulu se venger. La ville de Tawergha fut attaquée et 35 000 Tawerghi durent fuir. Le camp de Fellah, au sud de Tripoli, accueille encore aujourd’hui des Tawerghi. Lors de leur offensive, les Misrati se seraient prêtés aux mêmes violences qu’ils avaient pu connaître de la part des Tawerghi, pour se venger. Des témoignages expliquent que durant l’opération sur la ville, des Tawerghis auraient entendu les assaillants crier : « Vous les Tawerghis, vous paierez pour Misrata ! ». Cette vengeance passe dès lors par des sévices sexuels généralisés. Divers témoins expliquent avoir vu des femmes Tawerghi traînées et violées dans la rue, en public, par plusieurs hommes misrati. Les viols ont aussi eu lieu dans les maisons, des femmes étant abusées devant leur mari ou leur père, ces-derniers étant menacés par les armes. D’autres témoignages indiquent que des membres d’une même famille auraient été forcés à avoir des relations sexuelles par les soldats misrati. L’aspect ciblé de cette attaque contre la communauté tawergha ressort dans de nombreux témoignages, les assaillants répétant sans cesse les mêmes questions, « Es-tu Tawergha ? », et insultes, « Sales chiens Tawerghi ! ».

Les sévices sexuels continuent aussi lorsque des hommes et des femmes tawerghi sont enlevés et amenés en prison. La violence sexuelle est dès lors un outil de torture, visant à casser le détenu et à le faire parler. C’est aussi un instrument de vengeance et d’humiliation d’une communauté jugée comme ennemie. De nombreuses prisons clandestines ont vu le jour pour enfermer les membres d’une tribu rivale, et les centres de détention informels se sont multipliés en Libye. La prison d’Al-Saket est notamment souvent citée pour parler du calvaire subi par les Tawerghi. Dans le cas de cette communauté, deux éléments sont à mettre en évidence. Tout d’abord, le viol semble avoir été un instrument de vengeance de la ville de Misrata considérant qu’elle rendait aux Tawerghi ce qu’elle avait elle-même subi plus tôt en 2011. Mais le viol semblerait aussi motivé pour des raisons ethniques : la communauté Tawergha a longtemps été vouée aux gémonies et a souffert d’un racisme prononcé parce qu’elle constitue l’une des dernières populations noires de Libye, ses membres étant descendants d’anciens esclaves. La question d’un aspect génocidaire du viol se pose donc ici. Néanmoins, il convient d’être très prudent : l’accusation de nettoyage ethnique ou de crime de génocide renvoie à des notions juridiques bien précises et assez complexes. Si l’aspect ethnique est ici à prendre en considération, une telle accusation nécessite des éléments étayés et corroborés. D’un point de vue juridique, rien ne permet pour l’instant d’établir un tel constat.


Quoi qu’il en soit, la situation post-2011 met bien en exergue l’utilisation du viol comme loi du talion entre différentes tribus. Certains témoignages tawerghi mettent même en avant des alliances tribales contre cette communauté. Ainsi, une femme interviewée durant le tournage du film Libye, anatomie d’un crime explique avoir été violée par cinq hommes, parmi lesquels deux Misrati, deux Zouari et un Kikli qui auraient tous voulu se venger de la communauté Tawergha. Elle aurait pu identifier leur région d’origine via leur accent. Enfin, si nous avons ici particulièrement développé l’exemple de Tawergha, il est à noter que d’autres communautés ont souffert de l’utilisation du viol. Certains témoignages évoquent le cas de prisonniers venus de Bani Walid, exécutés sur une plage à Tripoli après avoir été violés. Des documents vidéo ont également circulés, illustrant la violence de membres de la tribu des Warshefana sur des blessés Zawiyah. Il convient donc de souligner ici que la souffrance a touché toutes les tribus. Et il serait malséant de vouloir faire un classement de cette souffrance. En temps de conflit, la violence et la souffrance sont partout. Et il convient de répondre aux victimes issues de toutes les communautés, et de poursuivre tous les crimes pour établir une véritable justice.


Aujourd’hui encore, le viol est donc bien le rouage d’une stratégie pensée en Libye. Une stratégie de conquête territoriale pour les katiba, une volonté de vengeance entre tribus. Mais cela va encore plus loin, avec des incidences sociétales importantes.

En effet, en affaiblissant la tribu, le viol affaiblit la vie politique en Libye. La tribu est en effet un organe clef de cette vie politique. C’était déjà le cas sous la domination coloniale italienne, ce fut le cas sous le pouvoir d’Idriss Ier, et cela a continué sous Kadhafi. L’Etat libyen a toujours était relativement faible. L’unification du pays que le Guide de la Révolution a parfois voulu pousser avec son concept d’ « Etat des masses » (Jamahiriya), a toujours été en tension avec des logiques tribales et locales fortes. La Libye a toujours été un Etat très décentralisé et peu unifié. Le pouvoir de Kadhafi était un compromis entre la logique du non-Etat reposant sur la culture tribale et la nécessité d’un Etat reconnu et stable pour le système international permettant de commercer avec les autres Etats du monde.

Derrière cette logique tribale forte, le viol apparaît donc comme une arme des plus vicieuses. Elle détruit en effet sa victime, mais aussi les proches autour d’elle. Les liens entre membres d’une même tribu sont puissants, et l’attaque portée à un de ses membres touche par ricochet l’ensemble de sa structure. Le viol met alors à l’écart toute une tribu, alors même que ces entités sont centrales dans la vie politique en Libye. C’est bien ce qui en fait une arme pensée et planifiée, comme l’explique une victime : « le plus dur, c’est de rester en vie sans pouvoir oublier ce qu’il s’est passé. Ils le savaient ». Ceux qui ordonnent ces viols le savent oui. La victime violée reste en vie, mais ne participe plus au processus politique. En se taisant, elle disparaît de celui-ci. Si elle veut y participer, ses bourreaux peuvent révéler ce qui lui est arrivé et elle se retrouve dès lors marquée du sceau de l’illégitimité à vie. Le viol entraîne donc un effacement de la vie politique, un danger important pour l’avenir de la société libyenne.


Dans ce cadre-là, le viol touche spécifiquement les hommes libyens, parce que ce sont eux qui participent à la vie de la cité dans le pays. C’est ce que nous aborderons dans le prochain article de cette série qui sera publié demain, et qui sera consacré aux deux victimes souvent oubliées du viol de guerre en Libye, les hommes et les migrants.


Martin Chave




Pour aller plus loin, quelques références :

Sur la place des tribus dans la vie politique en Libye : – Moncef Djaziri, « Tribus et État dans le système politique libyen », in. Outre-Terre, vol. 23, no. 3, 2009 – Anne Poiret, « Libye : l’impossible Etat-Nation », Magneto Presse et ARTE France, 2015

Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen : – Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018 – « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/

Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.

Photo © Cinétévé



  • 17 oct. 2018
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 févr.

A l’occasion de la sortie du film Libye, Anatomie d’un crime sur Arte le 23 octobre, l’équipe de We Are Not Weapons of War (WWoW) se propose de revenir sur l’utilisation du viol et des violences sexuelles dans le conflit libyen. Une série de 4 articles sera donc proposée d’aujourd’hui à mardi prochain, jour de diffusion du film. Ce-dernier met à jour l’utilisation du viol dans le conflit libyen, depuis le soulèvement de 2011 et jusqu’à aujourd’hui. Il révèle l’utilisation de cette arme ancrée au cœur du régime de Mouammar Kadhafi, et qui reste utilisée, après la mort du raïs, par les milices qui recouvrent tout le territoire libyen. Ce film réalisé par Cécile Allegra, veut montrer ce qu’est le viol de guerre : une arme pensée, planifiée, organisée qui constitue une véritable stratégie, vise des objectifs particuliers, et touche par conséquent des femmes comme des hommes. Il suit le travail de Céline Bardet, présidente de WWoW, et des réseaux libyens sur le terrain. Un travail d’expertise juridique, d’enquête, de recueil de témoignages qui demandent de s’appuyer sur les réseaux locaux et de développer des liens de confiance.


ree

Ce mois d’octobre a d’ailleurs montré qu’il est urgent de considérer le viol de guerre comme un enjeu majeur dans les problématiques de paix et de sécurité. Le Docteur Denis Mukwege et l’activiste yézidie Nadia Murad ont reçu le Prix Nobel de la Paix en début de mois. Il s’agit d’un message fort, qui doit appeler à l’action. L’action, c’est ce que continue de privilégier l’équipe de WWoW. Le film Libye, Anatomie d’un crime ne doit pas être vue comme une finalité, et le travail avec les Libyens continue au quotidien : plus de 700 cas de victimes ont été collectés par les réseaux de Tripoli, et WWoW a lancé un appel à l’action qui permet à chacun de soutenir ce travail d’enquête. Chaque jour, de nouveaux cas apparaissent, mais pour faire aboutir ce son travail d’expertise judiciaire, WWoW a désormais besoin de fonds.


Ce premier article propose de revenir sur l’utilisation des violences sexuelles par le pouvoir de Kadhafi. Il s’agit en effet d’une arme qui existe depuis longtemps aux mains du régime.

Lors du soulèvement libyen en 2011, Iman al-Obeidi est la première a donné l’alerte. Jeune femme diplômée en droit et activiste libyenne, elle rentre dans l’hôtel Rixos en mars 2011, où la presse du monde entier s’est réunie. Elle hurle qu’elle a été violée par les soldats du régime avant d’être sortie par les services de sécurité de l’hôtel. Le cri d’alarme est donné et se répand petit à petit. D’autres activistes alertent à cor et à cri les médias et les instances internationales quant à l’utilisation du viol pour briser les manifestants. Fin avril, Luis Moreno Ocampo, alors Procureur Général de la CPI, promet d’ouvrir des enquêtes concernant ces violences sexuelles. Malheureusement, cette promesse n’est finalement que peu suivie d’actions. Et la CPI, bien que compétente dans le cas libyen, est restée finalement relativement impuissante comme on le verra dans un prochain article.


Durant toute la durée du soulèvement libyen, le viol est présent. Il est utilisé par le régime comme arme de répression face à la contestation. Il veut briser l’opposition politique, terroriser et casser les manifestants. Un rapport de l’ONG Physician for Human Rights sort en 2011, et met déjà en lumière ces exactions. Il regroupe notamment plusieurs témoignages autour de la ville de Misrata. Les viols concernent de nombreuses femmes abusées au cours d’opérations menées dans les villes. Les viols se font dans la rue, en public, ou dans les maisons devant la famille de la victime. Il y a une volonté d’humilier la victime, mais aussi de briser ceux qui se trouvent autour d’elle. Déjà des témoignages apparaissent sur des viols d’hommes, victimes restées longtemps invisibles face à ce fléau qui instaure un tabou difficile à briser. Cette stratégie qui consiste à cibler particulièrement les hommes sera d’ailleurs l’objet d’un prochain article de cette série.


En réalité, si ces sévices sexuels se sont particulièrement exprimés durant les 8 mois d’insurrection en 2011, cette arme est historiquement ancrée dans la logique du régime. Elle est même liée de façon très particulière à la personne même de Mouammar Kadhafi.

En effet, on sait désormais très clairement que le raïs utilisait lui-même cette pratique pour asservir des personnes autour de lui. Il s’était constitué un véritable harem dans sa résidence de Bab al-Azizia. Des jeunes filles mais aussi de jeunes hommes étaient recrutés dans les écoles, durant les événements publics, selon la volonté du colonel. On sait en outre que de nombreuses « Amazones », cette force militaire féminine assurant la protection de Kadhafi, sont devenues de véritables esclaves sexuelles.


Kadhafi avait donc lui-même un rapport très particulier à la sexualité et à la violence sexuelle. On a également découvert une chambre ainsi qu’une salle d’examen gynécologique en dessous de l’Université de Tripoli et du fameux « auditorium vert » où il aimait donner des conférences. Son rapport au sexe était un élément dont beaucoup de ses proches parlaient, et certains membres de sa famille ont même parfois pensé qu’il s’agissait là d’un problème psychologique chez le colonel. Cette violence sexuelle était aussi liée à sa façon de concevoir le pouvoir, avec une idée de domination de l’autre, du concurrent, de l’opposant politique. Il lui est arrivé de violer lui-même la femme d’un ministre, ou la fille d’un chef de tribu insoumis, pour pouvoir l’humilier et l’asservir. Il s’agissait donc d’une arme politique dans l’esprit du raïs, lui permettant d’asseoir son pouvoir. On comprend dès lors mieux l’étendue des violences sexuelles en Libye, et leurs dégâts. On comprend également mieux pourquoi Kadhafi, avant d’être exécuté par des insurgés, a été violé. C’est une violence avec une symbolique très particulière pour les Libyens.


Cette stratégie du viol avait tout son sens dans la logique du régime libyen. Le leader a en effet posé un carcan ultra-sécuritaire autour du pouvoir, dans un régime qui se voulait autoritaire. La population cadenassée devait vivre avec des services de sécurité et de renseignement très importants et omnipotents. La machine étatique se voulait concentrée autour de la personne de Kadhafi, avec une certaine paranoïa quant aux risques de déstabilisation et de trahison. Le « roi des rois d’Afrique » s’entourait de membres de sa famille et de sa tribu. Il y a ici une véritable idée de clan, avec la nécessité impérative de le protéger parce que c’est à travers les liens de confiance au sein du clan qu’est assuré l’exercice du pouvoir. Les services de sécurité et de renseignement étaient donc gérés par des personnes très proches de Mouammar Kadhafi, et s’assuraient qu’aucun mouvement de déstabilisation ne puisse naître. Toute opposition naissante était tuée dans l’œuf. Le régime n’hésitait en outre pas à employer les moyens les plus violents face à la contestation, en témoignent les assassinats politiques de personnalités jugées comme proches de la mouvance des Frères Musulmans qu’abhorrait Kadhafi. Le massacre de la prison d’Abou Salim et ses 1260 victimes à la suite d’une mutinerie en juin 1996, est un exemple révélateur de cette répression.

Le viol rentre dès lors parfaitement dans cette logique. C’est un moyen d’annihiler la contestation dès sa naissance. Cette logique est donc planifiée, pensée en haut lieu : élément révélateur s’il en est, le régime livrait lui-même des cartons entiers de viagra à ses soldats, pour que ces-derniers puissent accomplir cette tâche abjecte.


La mort du leader libyen n’a pas enterré cette pratique, bien au contraire. Elle se poursuit aujourd’hui. D’aucuns expliquent que Kadhafi a crée « une culture du viol » dans le pays. La violence sexuelle se serait donc généralisée comme pratique courante utilisée par différents groupes armés. Cette généralisation est aussi la résultante d’un chaos politique et public, et d’une lutte de pouvoir territorial constante. Il serait donc incorrect de n’y voir là que la main du régime libyen et la continuation d’une pratique ordonnée par Kadhafi. D’autres facteurs rentrent en jeu. Ce qu’on remarque en tout cas, c’est que le viol est toujours utilisé aujourd’hui. C’est un outil de vengeance et de terreur aux mains des milices libyennes, les katiba, et utilisé comme loi du talion entre tribus rivales. Encore une fois, cela poursuit un mouvement initié par Kadhafi quant à son rapport aux logiques tribales en Libye. Celui-ci a toujours mené un double-jeu avec les tribus tandis qu’il en privilégiait et favorisait certaines, il en écrasait d’autres pour asseoir sa domination. Le pouvoir du leader libyen est passé en grande partie par cette instrumentalisation des tribus. Aujourd’hui, les rivalités entre ces-dernières demeurent et sont exacerbées par un conflit qui dure depuis 2011. Au-dessus de celui-ci plane l’ombre d’une stratégie du viol qui persiste après la mort de Kadhafi. Un Libyen interrogé dans le cadre du tournage du film Libye, Anatomie d’un crime expliquait : « En ordonnant à ses troupes de violer, il savait ce qu’il faisait : le viol appelle la vengeance, engendre un cycle de représailles sans fin ». Nous avions un seul Kadhafi, nous en avons des milliers aujourd’hui ». Si ce témoignage doit nous interpeller, il ne faudrait pour autant pas le surinterpréter : il est certain que cette stratégie du viol a été initiée par le colonel libyen, néanmoins elle s’auto-alimente aujourd’hui et les raisons de sa persistance sont multiples.


Ce sera l’objet du prochain article de cette série. Le viol est désormais utilisé comme outil de vengeance par les katiba. Il induit dès lors une question de rivalité entre tribus, mais aussi l’idée d’une concurrence entre katiba qui se partagent le territoire et le pouvoir en Libye. Nous reviendrons donc sur le rôle des réseaux tribaux dans la société libyenne et dès lors, sur les conséquences de cette stratégie du viol sur la vie politique du pays.

Martin Chave


Pour aller plus loin, quelques références :

Sur l’organisation du pouvoir en Libye et le régime de Mouammar Kadhafi : – Patrick Haimzadeh, Au coeur de la Libye de Kadhafi, JC Lattès, janvier 2011 – Anne Poiret, « Libye : l’impossible Etat-Nation », Magneto Presse et ARTE France, 2015

Sur l’utilisation du viol dans le conflit libyen : – Cécile Allegra, « Libye, Anatomie d’un crime », Cinétévé et ARTE France, 2018 – « Ni morts, ni vivants, Genèse d’un crime de guerre en Libye », Inkyfada, 08/02/2018, Disponible sur https://inkyfada.com/

Pour en savoir plus sur le travail de WWoW en Libye, et soutenir les réseaux libyens dans leur enquête, cliquez ici.

Photo © Cinétévé


WWOW_LOGO_small_Blanc (1).png

NOUS RETROUVER

SUIVEZ NOUS

  • Youtube
  • Instagram
  • Facebook
  • Twitter
  • LinkedIn

© 2024 We are NOT Weapons Of War – Catégorie juridique : 9220 – Association déclarée – W8853003278 – SIRET : 80951234600028

bottom of page